« Nos cœurs disparus » plonge le lecteur dans un monde morne et sombre… On ne sait pas réellement à quelle époque nous sommes, et on ne le saura jamais. II s’agit là d’un futur suffisamment proche pour qu’il puisse ressembler à notre réalité. La peur y est omniprésente, mais là encore les raisons sont obscures, si ce n’est que la société a subi un séisme social et économique qui a rebattu toutes les cartes. De nouvelles lois ont fait leur apparition dont une appelée PACT qui prévoit d’enlever tout enfant qui vit dans un foyer où l’un des membres aurait un comportement et/ou des « actions anti-américaines ». Ce pacte vise de façon certaine un ennemi parfaitement identifié : la Chine. Par extension, le PACT s’attaque également aux Asiatiques, nés sur le territoire ou pas, de seconde ou même troisième génération.
Au début de « Nos cœurs disparus », Bird le personnage principal a 12 ans et vit seul avec son père Ethan. Sa mère, Margaret Miu a quitté le foyer il y a plusieurs années déjà. Bird a très peu de souvenirs d’elle si ce n’est des réminiscences d’histoires qu’elle lui racontait. Margaret est sino-américaine et a fui dès la promulgation des premières lois anticipant ainsi leurs portées. Ce qu’il sait, c’est qu’elle était poète. Son père et lui tentent de survivre dans cette nouvelle Amérique, sans faire de vagues. L’une des règles majeures implicites consiste à ne jamais parler de Margaret, sous aucun prétexte. Dans cette famille, c’est comme si la mère n’avait jamais existé. Elle est celle dont on ne prononce pas le nom. Elle fait partie de « l’ennemi » désigné par le PACT car elle est d’origine asiatique. Ethan est caucasien, ce qui fait de Bird un enfant issu d’une union mixte. Margaret est poète parce qu’elle aime la force des mots. Écrire de la poésie était un passe-temps comme un autre. D’une certaine manière, sa poésie lui a échappé, car dans ce monde, comme dans le nôtre, chacun est libre d’interpréter un texte. Les poèmes de Margaret ont pris une connotation politique, ils ont été détournés à des fins dissidentes, ce qui a mis Margaret et sa famille en grand danger.
Dans « Nos cœurs disparus », Bird navigue entre l’adolescence et l’âge adulte. Il commence à avoir ses propres convictions et des obsessions personnelles. Il veut savoir qui était vraiment celle qui brille par son absence. Les histoires du soir racontées par sa mère reprennent une réelle importance dans sa mémoire. Ces contes de fées où existait toujours un héros ont façonné son esprit. Lui aussi veut se glisser dans la peau de ce genre de héros pour retrouver sa mère. Lorsqu’une mystérieuse lettre ne comprenant qu’un simple dessin arrive, Bird comprend que sa mère lui envoie un message. À travers ce micro évènement, Celeste Ng offre une très belle analyse de l’influence des histoires racontées à nos enfants, à la fois pour celui qui les raconte, mais aussi pour celui qui les écoute. Car, ces histoires ont des conséquences sur la construction de soi et sont comme un fil inaltérable qui unit deux êtres.
« Nos cœurs disparus » est d’une incroyable richesse thématique ce qui en fait un roman absolument magistral basé sur des personnages fascinants. Celeste Ng a énormément de choses à dire sur notre monde tout en n’oubliant jamais l’aspect romanesque du récit. Si Bird part vers une quête personnelle, le lecteur lui part vers une quête de sens sur la période que nous vivons et les constats qui nous agitent sur le présent et l’avenir. Il est exact que depuis la pandémie, un peuple en particulier est montré du doigt. Il est l’ennemi à combattre, quitte à laisser exploser la haine. Ce racisme envers les Asiatiques n’a fait que progresser. Celeste Ng a été élevée aux États-Unis, mais est d’origine chinoise : elle se devait d’explorer ce constat de s’être toujours sentie américaine tout en subissant les regards de certains l’ayant considérée comme « l’étrangère ». La violence contre le peuple asiatique a donc une importance capitale dans le roman, tout comme cette épée de Damoclès : se faire enlever son enfant. Il devient impératif de passer sous les radars en étant « aussi Américain que possible ». Pour éviter ce genre d’écueil, il faut « farcir » les esprits malléables et les placer dans de meilleures dispositions… Ce n’est pas comme si l’Amérique n’avait jamais procédé de la sorte avec certaines communautés (la séparation des enfants « native americans » de leurs parents afin de gommer l’indien qui vivait en eux, langue, culture, racines). Je rappelle que sous Trump, 2800 familles ont été arrêtées après avoir traversé illégalement la frontière mexicaine. Plus de 1000 d’entre elles ont été séparées de leurs enfants… « Nos cœurs disparus » interroge ces visées de société d’assimilation au sens stricte du terme (Processus par lequel une personne devient semblable aux membres d’un groupe social, d’un peuple) et tout naturellement le droit de chacun de conserver son individualité. Ainsi, que signifie réellement « être américain » si l’on considère que critiquer son pays en toute objectivité devient interdit, anti-constitutionnel et anti-patriotique ? L’exemple parfait d’une démocratie qui glisse inévitablement vers une dictature…
« Nos cœurs disparus » est un roman engagé, sombre sous bien des aspects, mais c’est aussi un récit lumineux, porté par des personnages dont la volonté est d’être acteurs du changement. Si Bird symbolise un enfant élevé dans un monde hostile vis-à-vis de ses origines, il est aussi porteur d’un immense espoir. En découvrant la vérité sur qui est vraiment sa mère, quel est son rôle dans ce monde où la liberté de parole est interdite, Bird devient l’incarnation d’un monde susceptible d’être changé. Celeste Ng n’a pas fait les choses au hasard : chaque idée de son roman s’y trouve pour une bonne raison. Ainsi, les bibliothèques sommées de retirer des livres devenus anti-patriotiques sont aussi des passeuses d’informations. Elles jouent un rôle clé dans l’émergence de ces acteurs du changement. À ce sujet, et après avoir fait de nombreuses recherches, l’opération « livres interdits » a commencé (dans la vraie vie) en 2022 où l’association américaine des bibliothécaires a recensé 1269 demandes de retraits de romans posant « problème », tous sous prétexte de race, genre ou sexualité sous la houlette des « sensitivity readers ». De plus, sous l’alibi de conscience sociale (le fameux « wokisme »), certains mots sont définitivement proscrits et changés par d’autres, plus « politiquement corrects ». La volonté clairement affichée de telles pratiques est bien de faire disparaître certaines réalités historiques…
Si « Nos cœurs disparus » est le roman d’une guerre de mots, d’une bataille d’idées, du développement de dangers futurs déjà en marche aux États-Unis et basé sur des faits réels, c’est aussi un récit romanesque où l’écriture sublime toutes les émotions. La plume de Celeste Ng ne fait que mettre en exergue les poèmes de Margaret Miu. Ensemble, main dans la main, elles convergent vers un même but. Tous les personnages imaginés par l’écrivaine servent la profondeur des sentiments, l’ébranlement de leurs âmes, la passion de leurs quêtes. Peu à peu, Celeste Ng nous emmène vers l’aboutissement de son histoire en faisant s’enflammer nos cœurs de mères et exploser de fierté nos cœurs de fils ou de fille de… J’ai particulièrement aimé la façon dont l’auteure décrypte la manière dont on se voit soi-même, et la façon dont les autres nous voient par le prisme d’un jeu de miroir constant entre Bird et sa mère. Ces deux personnages reliés par un cordon ombilical ne font réellement connaissance que bien des années plus tard, et cette rencontre, tant de fois fantasmée, mystifiée, tutoie le divin.
« Nos cœurs disparus » est sublime de justesse, magnifié par une relation basée sur la vérité, la confiance et l’amour, dans un monde en perdition où tout n’est pas forcément perdu. Porté par une odyssée dystopique et réaliste à la fois, des personnages altruistes et bienveillants dont les desseins sont plus essentiels que leurs propres retrouvailles, « Nos cœurs disparus » propose une réflexion capitale sur des questions primordiales de liberté.
« Nos cœurs disparus » est un énorme coup de cœur de cette rentrée littéraire.
Lien vers les prochaines parutions Sonatine
LA COLÈRE, S.A Cosby – Sonatine, paru le 6 avril 2023.
RENTRÉE LITTÉRAIRE CHEZ SONATINE
Avis de lecture d’Yvan, blog EmOtionS
Avis de lecture de Christine, blog evasionpolar
A découvrir également :
Celui-ci en revanche je vais le lire, je suis certaine d’adorer !
Bises Dame Aude
oui sublime ! Quel plaisir de le défendre à tes côtés, quel plaisir de lire tes mots vibrants
J’ai le cœur qui palpite à la lecture de ta chronique. Tout simplement sublime !!!
Un livre intense
Sublime chronique. On sent ton enthousiasme à travers tes écrits. Merci à toi 🙏 😘
Ce texte est sublime, c’était facile 😉
Tu es trop modeste, là, tu te dois d’être remerciée pour ta chronique, parce qu’écrire ce que l’on ressent n’est pas donné à tout le monde. Rien que pour cela, Merci à toi 🙏 😘
Merci pour tes mots toujours si bienveillants. 🥰
https://fairystelphique.wordpress.com/2023/08/24/nos-coeurs-disparus-celeste-ng/
Chronique à lire jusqu’au bout ♥️