Aude Bouquine

Blog littéraire

Malgré toute ma rage de Jérémy Fel Rentrée littéraire du mois d'août 2023

« Malgré toute ma rage » est le quatrième roman de Jérémy Fel. En 2021, il avait publié un ouvrage d’une remarquable densité « Nous sommes les chasseurs » qui avait déstabilisé plus d’un lecteur, moi y compris. J’avais alors été partagée entre le dégoût, l’admiration, oscillant sans cesse entre l’envie d’abandonner et celle de continuer. Dans « Malgré toute ma rage », l’auteur revient sur un récit plus proche du thriller. Attention, pas le thriller « bateau », un thriller très proche du roman noir, polyphonique. 


« Malgré toute ma rage » se déroule en Afrique du Sud au Cap, là où Table Mountain domine la ville. Manon et Thaïs sont cousines et font partie de la famille qui dirige les éditions Delage. Elles prennent leurs premières vacances seules, sans leurs parents avec deux très bonnes amies, Juliette et Chloé. Avoir obtenu l’accord parental relève du miracle ! Je ne me suis jamais sentie aussi peu en sécurité que lors de mon séjour itinérant en Afrique du Sud… et je n’y étais pas avec des « copines », mais avec un grand baraqué qui n’aurait certes pas fait long feu face aux habitants de Khayelitsha. Une fois passées ces réflexions de type « elles sont complètement tarées », il est aisé de laisser la main à Jérémy Fel pour raconter la suite de cette promenade de santé. Insouciance face aux réalités du monde : on sait d’avance qu’on risque d’en prendre plein la tête. 


Dans « Malgré toute ma rage », l’auteur choisit le roman choral pour explorer les secrets qui tourbillonnent autour de l’enlèvement puis de l’assassinat sordide d’une jeune fille. Laquelle des quatre ? C’est d’abord ce qui tient le lecteur en haleine. Puis vient la question : par qui ? Et, la plus intéressante pour moi : pourquoi et avec quels moyens ? Enfin, ce n’est pas tant l’aspect thriller qui a suscité mon intérêt pour ce roman, c’est ce que Fel dit en filigrane sur un monde ouaté et assez hypocrite, celui d’une classe supérieure, puis celui de l’édition et ce qu’il dissèque de la violence de ces environnements. Par un savant assemblage violence/milieu privilégié/maison d’édition, Fel ouvre grandes les portes d’un univers un peu opaque à ses lecteurs, mais cela lui donne un bon axe de travail pour mûrir et décortiquer les relations de pouvoir et de domination. Extrême jouissance voyeuriste ! On connaît la propension de l’auteur à dire ce qu’il pense, je n’ai pas été déçue du voyage ! À cela, il crée le personnage de Wayde, le policier qui va enquêter sur cet assassinat, et aborder par son prisme, les antagonismes majeurs entre noirs et blancs. « Une femme blanche. Retrouvée cramée dans un township. Cette simple idée m’oppresse, tant j’ai conscience que c’est le début d’une multitude d’emmerdes. » 


C’est la voix de Chloé qui ouvre « Malgré toute ma rage » et raconte avec sa naïveté de jeune fille de 17 ans vivant dans un cocon doré, les aventures que les quatre amies vivent dans leurs premières journées de découverte des lieux. Si elles ne sont pas tout à fait innocentes, elles sont en tout cas candides à souhait, pour ne pas dire simplettes. « Quoi qu’il en soit, les policiers paraissent surpris que nous soyons venues de France sans nos parents, alors que trois d’entre nous sont mineures. Ils nous expliquent qu’en Afrique du Sud, les cars-jackings sont très fréquents, même s’ils se déroulent en grande majorité en ville et quand les véhicules sont pratiquement à l’arrêt. Nous leur promettons d’être dorénavant plus prudentes, agacées par tant de condescendance. » Attends un peu cocotte, la vie va t’expliquer 2-3 trucs… (oui, il y a une certaine constance dans les romans de Fel… Il parvient toujours à venir me chatouiller les neurones et à m’énerver par l’intermédiaire de certains personnages). Puis de continuer pour ces paroles de petite fille gâtée qui chouine : « Notre beau rêve d’aventures est déjà sabordé. Tout ça à cause de la racaille qui nous a attaquées. » Jérémy Fel plante les graines… et ce qui va pousser se rapproche clairement de l’enfer !


Grâce au roman choral, Jérémy Fel peut se permettre l’écriture par couche. Il est donc possible de regarder par le trou de la serrure pour mieux voir ce que chacun cache comme cadavre au fond de son placard. De l’extérieur, tout est lisse et harmonieux. À l’intérieur, tout est vérolé et en putréfaction. Ainsi, chaque voix peut donner sa version de l’histoire ou donner des éléments exogènes qui permettent de mieux appréhender la psychologie de l’un ou de l’autre. La tumeur maligne qui gangrène la famille Delage passe de l’état d’invisibilité totale à une lèpre nécrosante qui vient infuser le mal avec une perversité martelante. Après le drame, lorsque les membres de la famille interviennent, « Malgré toute ma rage » prend un rythme psychologique différent : on entre dans des cerveaux crasseux. Je n’ai pu m’empêcher de penser au chant 4 des chants de Maldoror de Lautréamont, vus de l’intérieur : « Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères ». Difficile de trouver un personnage à aimer, mais j’avoue avoir pris un certain plaisir à voir ce petit monde s’écrouler. (je dois être aussi sadique que l’auteur…)


En parlant de monde, il y en a qui en prend pour son grade : celui de l’édition. Là encore, sadisme oblige, j’ai adoré pénétrer dans cet univers nébuleux. Le lecteur lambda se demande souvent ce qui s’y passe réellement… Fel ose lever le voile et je dois dire qu’il y a là de quoi être rhabillé pour l’hiver ! Tout y passe ! Ceux qui n’écrivent pas leurs romans eux-mêmes, ceux dont on publie les romans sans les avoir lus simplement parce qu’ils possèdent un bon réseau, ceux qui connaissent les membres des jurys de prix littéraire et pratiquent la collusion, les éditeurs qui harcèlent leurs collaboratrices, « une éditrice qui tyrannise son staff en toute impunité », « quelques auteurs qui, notamment dans les salons, se révèlent être des porcs avec les femmes… ». C’est l’heure du grand déballage ! Toute ressemblance avec des événements récents ayant défrayé la chronique serait purement fortuite ! Quelle bonne idée d’avoir associé un milieu familial aisé avec un milieu professionnel pourri jusqu’à l’os ! 


« Malgré toute ma rage », dresse des portraits intéressants et oppose femmes et hommes. Les hommes sont des salopards, mâles dominants, sans aucune morale, obsédés par le pouvoir, le sexe, aux comportements agressifs et violents. Que dire des femmes principalement vues sous le prisme de ces quatre adolescentes ? Il s’agit d’êtres en construction et sans doute est-ce là le plus affolant, révélés par des comportements, des actes, des mots dont certains s’entendent tous les jours dans les collèges et lycées du pays. Fel pousse simplement un peu les curseurs, mais les racines du mal sont bel et bien plantées (certes, souvent par des hommes toxiques rencontrés sur leur passage). Il n’y a plus ni compassion, ni d’entraide, ni bienveillance. On ne parle que de vengeance, de « roue qui doit tourner », de jalousies, et de représailles. J’ai trouvé le portrait de ces quatre jeunes femmes très pertinent, juste, et conforme à ce que je peux voir ou entendre de l’actuelle jeunesse (oui, ce n’est pas très encourageant…).


Alors ? Dans « Malgré toute ma rage », Fel est-il visionnaire ou simple observateur de son temps ? D’aucuns disent que le roman comporte des passages lumineux qui tendent vers un espoir, même maigre. Je dis que ces extraits sont noyés dans des situations si sombres qu’on les voit à peine. Mon observation et mes sentiments du moment disent qu’il n’y a pas grand-chose à sauver de notre (in) humanité, que les êtres se délitent pour laisser placer aux racines d’un mal intrinsèque qui ne fait que prendre de l’ampleur. Il n’y a qu’à regarder notre monde pour s’en rendre compte… et je ne crois pas à une amélioration possible, bien au contraire ! Fel en fait une magistrale démonstration : il est plus proche d’une vérité objective que d’une fiction littéraire. 

NOUS SOMMES LES CHASSEURS, Jérémy Fel – Rivages, sortie le 6 octobre 2021.

https://aude-bouquine.com/2018/09/15/helena-jeremy-fel-rivages/

Lien vers les éditions Rivages

Chronique d’Yvan, blog EmOtionS

8 réflexions sur “MALGRÉ TOUTE MA RAGE, Jérémy Fel – Rivages, paru le 23 août 2023.

  1. Matatoune dit :

    Ce milieu de l’edition si opaque que l’écrivain tente d’en dévoiler les travers me tente bien, Je le note !

  2. Yvan dit :

    Ta chronique est différente de la mienne, complémentaire, et j’adore ça ;-). Mais dans le fond, on dit bien la même chose ! On a ressenti les mêmes émotions fortes. Fortes au point que tu es particulièrement inspirées dans ce formidable avis !

    1. Aude Bouquine dit :

      C’est vrai qu’elles sont différentes ! On en a jamais vraiment parlé ensemble de cette lecture. C’est drôle.

  3. laplumedelulu dit :

    Vendu. Si tu t’y mets aussi Aude, y’a plus qu’à. Merci à toi pour la chronique 🙏 😘

  4. Bouquindom dit :

    M’a l’air passionnant. Merci Aude je le note.

  5. il a l’air très bien mais peu de chance que je le lise alors merci pour ta chronique….

  6. J’ai vraiment hâte de découvrir l’auteur, même si je ne le ferai pas avec ce roman-ci, il correspond à tout ce que j’aime et il a l’air profond et captivant.

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