Dans « À Dieu vat », nous sommes dans l’euphorie de l’après-guerre sur les bords de Marne où les gens se rencontrent, dansent et s’aiment. La Première Guerre est terminée, on pense à vivre, au moment présent où aucun nuage ne doit assombrir le ciel bleu. C’est ici que Georges Chardin et Irène Marchand se rencontrent en 1924, une véritable rencontre de cinéma. Elle est serveuse, il ressemble à Rudolph Valentino. Elle tombe sous son charme, pleine d’espoir en l’avenir. « C’est ça qu’on doit appeler l’amour, pense-t-elle, quand il n’y a pas d’explication et que ça ressemble à un miracle. » Rapidement naît Arlène, leur première fille qui aura un rôle majeur dans le roman. Par divers truchements que je ne développerais pas ici, d’autres enfants viennent au monde. Daniel, le même jour qu’Arlène et les jumeaux Thomas et Marie un mois plus tard. « À Dieu vat » est le récit de ce quatuor.
Il y a dans « À Dieu vat » tout ce que j’aime en littérature. C’est une fresque romanesque où l’on suit avec passion les destins de plusieurs personnages à travers les années, les embûches de la vie, l’évolution des caractères et des ambitions, les contrariétés et les petits bonheurs. Les histoires de chacun sont englobées dans la grande Histoire, ici une génération qui connaît trois guerres successives, des bouleversements économiques et sociaux, des luttes, la recherche d’un idéal dans des mouvements politiques émergents ou des ambitions qui dépassent le milieu de sa naissance. Jean-Michel Guenassia m’avait déjà procuré un immense plaisir de lecture avec « Le club des incorrigibles optimistes » et « Les terres promises », une plume romanesque à souhait où le lecteur plonge au cœur de l’histoire et la fait sienne.
Au fond, les personnages de « À Dieu vat » font partie de nous tellement on a l’impression de les connaître au fil des pages. On les aime, on les admire, on les défend. On rit quand ils rient, on pleure quand ils sont tristes et que la vie ne les épargne pas. Ils sont inséparables « À Dieu vat » même face aux désaccords, aux drames ou aux divergences d’opinions. Même dans le silence, ils sont reliés par la vie. « Finalement, les pièces éparses se sont rassemblées, ils ont quasiment le même puzzle dans la tête. Les quatre sont noués les uns aux autres comme les membres d’une famille soudée. » En grandissant, les caractères s’affirment. Marie est une révoltée dans l’âme. Impossible de se satisfaire de l’éducation reçue ou des choix qu’on tente de faire pour elle. Elle rend les coups, a la rancune tenace, pardonne difficilement. Indépendante, elle est profondément libre. Thomas est comme déconnecté du réel, la tête dans les nuages et l’esprit débranché des vicissitudes du réel. Il aime écrire de la poésie, laisser son esprit vagabonder au grand désespoir de son père qui attendait tellement plus, tellement mieux, au fond, qui attendait un autre. L’existence de Daniel semble toute tracée, Saint-Cyr puis l’armée pour servir son pays. Il sait ce qu’il veut, mais la vie, parfois, lui met des bâtons dans les roues. Enfin, Arlène est la seule à ne pas être née dans un milieu « favorisé ». Et pourtant, même si elle est née femme, de condition humble, ses aspirations sont énormes pour l’époque : elle deviendra la première femme ingénieure. Ambitieuse, indépendante, libre, refusant la destinée des femmes de son époque, elle devra braver les conventions de son époque. « On ne choisit rien, on ne fait que mettre ses pas dans le chemin tracé, on accomplit toujours ce que l’on est. » Le quatuor ne cessera de nous montrer que cette citation vaut pour chacun d’entre eux. Ils n’en seront que plus attachants, luttant contre les injonctions de la société, ou les injonctions familiales.
Fresque romanesque je vous le disais, « À Dieu vat » nous emporte des années 20 aux années 60. La Première Guerre mondiale est terminée, une seconde va suivre, puis l’Indochine et l’Algérie qui emporteront nos personnages dans de nouvelles turbulences. Durant ces années, les destins se profilent, les chemins pris deviendront plus ardus. Un drame va frapper le quatuor et redistribuer les cartes de l’avenir. De jeunes adultes, ils vont devenir adultes en assumant les décisions qui y sont inhérentes… La vie se charge de leur apprendre déceptions, amertume, rancune et colère. Le lecteur, lui, continue de les aimer, inconditionnellement, et reste accroché aux pages pour appréhender leurs destins.
Si l’on parle de poésie dans « À Dieu vat », on parle aussi de la naissance de l’énergie nucléaire, à travers le personnage d’Arlène qui va travailler pour le commissariat d’énergie atomique. C’est sans doute ce qui en fait un personnage aussi intéressant. D’une part, elle va travailler dans un domaine où aucune femme n’a jamais pénétré. D’autre part, elle incarne une nouvelle génération de femmes qui ne veulent plus de la protection du mariage, donc d’un homme pour exister. Elle refuse ce fil à la patte qui pourrait lui faire renoncer à ses ambitions. Pourtant, elle tombera amoureuse, mais pour différentes raisons, l’amour la confortera dans ses choix. Il y a un grand débat autour de l’énergie nucléaire dans « À Dieu vat » que j’ai trouvé passionnant, car j’en savais finalement peu de choses. « (….) Si un jour cette opportunité se présentait, j’accepterais sans hésiter, il faut comprendre que travailler dans la recherche atomique ne veut pas dire être belliqueux, c’est le contraire, on veut construire une bombe pour garantir la paix. Pour ne pas avoir à s’en servir. C’est une idée qui s’appelle la dissuasion. Aucun ennemi de nous attaquera parce qu’il saura que nous pourrons le détruire immédiatement. Avoir la bombe, c’est la meilleure des protections. » Autour de cette idée, se développeront plusieurs échanges passionnants entre deux protagonistes : les idées fluctuent, les avis changent, et les discussions peuvent être musclées en cas de désaccord.
L’écrivain aborde également une thématique qui m’a rappelé, à titre personnel, bien des souvenirs. J’avais un père qui ne s’excusait jamais. Pour lui, s’excuser était un aveu de faiblesse. À travers le personnage de Marie, Jean Michel Guenassia interroge la notion de pardon, et de colère qui va de pair. « Le pardon est un piège, quand tu pardonnes, c’est que tu as tort (… X) m’a légué sa haine, je dois en faire bon usage. » Marie est un personnage que j’ai trouvé tout à fait fascinant. Elle refuse toute convention, ne fait rien que son milieu demande. Elle crie, elle jure, elle dit tout haut ce qu’elle pense, et cela sur tous les sujets, elle est têtue, intransigeante, peu accommodante, sans concession, excessive, elle ne se conforme pas aux désirs des autres, elle définit à elle seule l’adjectif « entière ». Mais, elle est devenue ce qu’elle est à cause de blessures profondes… Elle est un symbole de la fidélité la plus pure. Je l’ai follement aimée.
Vous l’aurez compris, « À Dieu vat » est un énorme coup de cœur que je vous recommande vivement de découvrir. J’aime beaucoup la plume de Jean-Michel Guenassia, sa façon de raconter l’Histoire de manière très vivante, et de narrer les vies de ses personnages de manière très réaliste et poétique (l’un n’empêchant pas l’autre). Il a la particularité d’insérer les dialogues dans la narration, ce qui rend les échanges percutants et expressifs. Ainsi, il crée des images dans l’esprit du lecteur, il parvient à faire naître des sensations, puis des émotions intenses. Les descriptions des atmosphères vous transportent complètement, à la fois dans les années, mais aussi dans l’existence des personnages. Mention spéciale pour la fin que j’ai trouvé particulièrement réussie, notamment dans une transmission que je n’avais pas escomptée. En quelque sorte, il clôt plusieurs thématiques restées ouvertes, et il le fait formidablement bien. « Quand on n’a pas forcément le choix entre une bonne et une mauvaise solutions, il faut sauter dans l’eau glacée, nager et survivre. La vérité, c’est que nous ne prenons jamais de décision contraire à ce que nous sommes, la décision, on la connaît depuis le début, parce que la décision, c’est notre histoire. » À Dieu vat !
Découvrez aussi :
LE GRAND MONDE, Pierre Lemaitre – Calmann-Lévy, sortie le 25 janvier 2022.
LA VIE RÊVÉE DES HOMMES, François Roux – Albin Michel, sortie le 2 Juin 2021.
Avis de lecture de Valmyvoyou lit
On le sent bien ton coup de cœur. Tu nous as fait une chronique mini roman.
Merci à toi 🙏 😘
Et encore… j’ai épuré 😉
C’était vraiment un énorme coup de cœur alors. 🥰
Pas un livre qui m’attirerait, à la base, mais tu es tellement convaincante ! Et, comme tu le dis, le romanesque c’est le plaisir !
Tu peux y aller !! Et rajoute le Di Fulvio dans la commande 😉