Aude Bouquine

BLOG LITTÉRAIRE

« Le grand monde » n’a pas de frontières. Après la guerre 39-45, celui-ci appartient à tous. La famille Pelletier s’est établie à Beyrouth où le père Louis possède et fait fructifier une savonnerie. Avec sa femme Angèle, ils ont quatre enfants, 3 fils et 1 fille. Le roman raconte le destin de cette fratrie qui tente de grandir et de s’épanouir dans leurs vies d’adultes. L’aîné, Jean, n’a pas été capable de prendre en charge l’entreprise familiale. Il a deux mains gauches, une motivation proche du néant. Il finit par se marier avec Geneviève, une femme de poigne qui s’imaginait faire un « bon mariage ». François a plus d’ambition que son frère, il brigue le métier de journaliste. Pour se donner les moyens de ses ambitions, il part à Paris. Étienne a rencontré l’amour de sa vie, parti en Indochine pour combattre ; il décide donc tout naturellement de le rejoindre en acceptant un emploi à l’Agence des monnaies. Hélène est la petite dernière, obligée de rester un temps chez ses parents dont la vie lui semble bien monotone. Elle a des velléités de liberté. Une fratrie ouverte sur le monde et à qui le monde ouvre grand les bras. 

« Le grand monde » est une saga familiale qui prend place durant les 30 glorieuses. Le monde ferme les portes de la guerre pour plonger de plain-pied dans un avenir où tous les espoirs sont permis. On rêve de renouveau, d’amélioration du niveau de vie, d’emploi. Mais, en 1948, les esprits déchantent. Contrairement à l’imaginaire collectif, cette sortie de guerre est bien plus compliquée qu’imaginée. La période est angoissante : les tensions sociales atteignent leur apogée, car les ouvriers manifestent leur désapprobation des conditions de travail à coup de grèves, les tickets de rationnement font toujours loi, la pauvreté est générale. Les espérances s’écroulent. De plus, la guerre d’Indochine commencée en décembre 1946 s’enlise. C’est une guerre qui suscite peu d’intérêt, sauf pour Étienne qui a une véritable raison de se sentir concerné. Pierre Lemaitre axe ses ambitions narratives sur ces trois régions : Paris, Saigon, Beyrouth. 

« Le grand monde » est donc un roman choral. L’écrivain alterne les chapitres et crée ainsi non seulement une addiction de son lecteur, mais aussi un véritable attachement au destin de chacun. Le lecteur est le témoin privilégié des aventures des personnages principaux, il est parfois même le seul placé dans une situation de confidence : lui seul est le gardien de certaines vérités. Ce procédé, lorsqu’il est utilisé à dessein, permet une vraie relation de complicité entre l’auteur et son lecteur, un carcan moelleux dans lequel il est bon de se blottir. Né en 1951, Pierre Lemaitre est un enfant du siècle, il déroule avec virtuosité, sous la forme d’un feuilleton, les hasards de la vie, la fortune ou la fatalité de ses personnages, avec un sens du détail magistral. Il fait non seulement exister les lieux, mais il donne également vie à ses personnages. Il les porte, les sépare pour mieux les rassembler, tout en permettant à chacun, par l’intermédiaire de chapitres qui leur sont consacrés, de raconter et un pan de leur vie, et un pan de l’Histoire. François devient l’emblème d’une nouvelle forme de journalisme axé sur le fait divers, Étienne un dénicheur d’une « arnaque » maintenue par l’État français dans la guerre d’Indochine, Hélène le symbole d’une femme qui doit se servir de ses attributs pour sortir du schéma femme=mère. Si les personnages principaux sont au centre du roman, les personnages secondaires sont merveilleusement dépeints. Ah, Geneviève, qu’est-ce que tu m’as fait rire ! Tu es parfaite dans le rôle de celle qui porte la culotte, condescendante à souhait, une vraie reine perdue au milieu de la plèbe. Et toi Diêm, oui, oui, oui… Chacun affiche une image différente de qui il est en réalité, chacun a son jardin secret. 

Pierre Lemaitre est un grand lecteur depuis sa prime jeunesse. Cette jubilation à raconter des histoires se sent, il y prend un plaisir fou. Sa joie est contagieuse tant le choix de la construction du roman, rebondissements, suspense, peinture de la société d’alors, rapprochements subtils avec notre monde, suppositions de ses propres engagements politiques et sociaux, choix des thématiques de prédilection, clins d’œil avec ses ouvrages précédents. Chaque lecteur, fidèle ou nouveau y trouvera son compte. Son appétence à décrire le monde en 1948, situations, enjeux, souffrances et idéaux se rapprochent des grands maîtres du genre, Balzac, Hugo ou encore Zola. J’ajoute qu’outre le plaisir de lecture, j’ai également appris des choses : l’affaire des piastres dans la guerre d’Indochine, la recrudescence du fait divers dans la presse et la fascination des lecteurs pour ces scandales à rebondissements, cet après-guerre que je n’imaginais pas aussi sombre après les moments de liesse qui ont suivi la Libération. 

L’auteur est décidément doué pour tous les genres, du roman noir/polar de ses débuts, au roman plus contemporain, il excelle par ses dons de conteur. Il nous embarque, ne nous lâche jamais en route. Cette saga familiale riche de secrets, d’aspirations, d’idéaux tient en haleine du début à la fin. Une vraie série télé faite de mots. On y retrouve tous les ingrédients qui en font une véritable addiction, une époque historique foisonnante, des personnages charismatiques faciles à aimer, des thématiques captivantes. Il réussit même à y glisser des histoires d’amour, et des meurtres ! « Le grand monde » est une réussite totale, de ces livres que vous n’avez pas envie de refermer tant ils vous capturent le cœur. Une véritable œuvre romanesque qui part du réel pour un voyage exceptionnel dans la fiction. 

12 réflexions sur “LE GRAND MONDE, Pierre Lemaitre – Calmann-Lévy, sortie le 25 janvier 2022.

  1. Yvan dit :

    Je ne doutais pas une seconde que tu allais aimer autant que moi ! Quel plaisir de lire tes mots enthousiastes, tu vas convaincre les derniers sceptiques !

    1. Aude Bouquine dit :

      Grâce à toi cette lecture ❤️

  2. laplumedelulu dit :

    Il t’a bien embarquée Pierre Lemaitre, et tu as su retranscrire ton émotion. Merci Aude pour le voyage. 🙏😘

    1. Aude Bouquine dit :

      Il faut le lire 📖. J’irai découvrir la précédente trilogie 😉

      1. laplumedelulu dit :

        Je n’ai lu qu’au revoir là haut. Tu vas te régaler avec ce premier opus. 😘

  3. Corinne Baudry dit :

    je viens de l’acheter

  4. Je l’ai pris en version audio. J’ai hâte, car je n’ai encore jamais été déçue par cet auteur.😊

    1. Aude Bouquine dit :

      Ça me tente aussi en audio, je suis sure qu’il y a une vraie valeur ajoutée au texte. Bonne écoute 😉

  5. brindille33 dit :

    Seul le talent d’écriture de cet auteur que j’aime tant m’a permis de lire la trilogie précédente. Lisant ta chronique, le livre me fait de l’œil, 😉, j’attendais un peu pour l’acheter. J’ai un an de plus que lui et je me demande avec son style que j’aime tant, son humour quelque peu très personnel. Je suis d’accord avec toi qu’il y a de quoi y retrouver des accents de Balzac et autres cités. Ce que j’ai pu observer dans la série précédente. Lorsqu’il sera temps de l’acheter, je n’hésiterai pas. Merci pour cette belle chronique.
    Je regrette beaucoup sa littérature noire.

    1. laplumedelulu dit :

      Moi aussi. J’aimais bien ses thrillers. Alex ❤️ est mon préféré.

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