Aude Bouquine

Blog littéraire

Qui après nous vivrez de Hervé Le Corre

« Il s’étonnait toujours de ce prodige : le soleil continuait de se lever sur ce monde finissant qui n’en finissait plus. » Dans la nuit noire du couvre-feu de « Qui après nous vivrez », un bébé dort entre ses deux parents. Après un virus qui a tué cent millions de personnes, un taux de natalité qui s’est effondré partout, même en Afrique, même en Inde, au milieu des coups de feu qui éclatent partout dans la ville, des bruits de blindés légers et des drones, des combats urbains, trois êtres, un homme, une femme et un bébé vivent dans la bulle de leur appartement. Rebecca, Martin et Alice survivent dans ce chaos qui est devenu le monde. Alice, cet « accident miraculeux » est née alors qu’on ne l’attendait plus… après le point de non-retour climatique officiellement franchi en 2032, un monde où règnent pénuries, épidémies, émeutes de la faim et de la soif, populations poussées à l’exode, chaleur omniprésente, ils surnagent « comme les autres dans ce bain toxique ». Malgré cette situation catastrophique, « ils sont des millions et des millions à nourrir cette illusion ou cette espérance » d’un monde qui peut toujours/encore devenir meilleur. Lorsque l’électricité est définitivement coupée, les difficultés sont encore décuplées. Les hôpitaux fonctionnent au ralenti, grâce à des générateurs à l’espérance de vie très limitée, les frigos des morgues se réchauffent, l’odeur des cadavres devient prégnante…

« Et ce compte à rebours, ce sablier se vidant qu’on ne retournera pas, s’effondrant en un tas de ruines pulvérisées, ils refusent d’en envisager le terme, puisque le temps, lui, ne finira pas. En eux, comme les éclats enfouis d’un diamant dans un trou, réside l’espoir qu’ils s’en sortiront, qu’une bifurcation inattendue se produira dans leur vie et rendra possible une évasion, et leur permettra de vivre le reste de leur temps à l’abri du désastre, discrets et frugaux comme des fugitifs. »

Photographie d’une époque qui tient place bien après nous, bien loin de nous, mais dont nous n’avons aucune peine à imaginer les troubles. Le chaos devient une norme, toutes les nouvelles technologies dont nous avons été les esclaves ne sont plus d’aucune utilité. Bienvenue dans le monde d’après imaginé par Hervé Le Corre, la nuit de l’être humain et la nuit de l’humanité. 

« Qui après nous vivrez » est un roman noir aux ténèbres absolues, où l’on retient son souffle, où l’on se rassure en essayant de se convaincre qu’il s’agit là d’un roman, sauf que nous savons bien que l’essence même de ce qui nous attend se trouve entre ces pages. Hervé Le Corre à imaginé un récit ambitieux dans lequel il considère le lecteur comme son égal. J’entends par-là que le récit est volontairement déstructuré, qu’il ose de nombreux sauts temporels et a l’audace d’utiliser des interconnexions générationnelles, que le lecteur attentif doit dénicher. Des destins sont à fouiller, à déterrer et à relier. Plusieurs générations de femmes se succèdent sans mention de temporalité, sans récurrence dans la narration, seuls des prénoms demeurent des lumières dans la nuit et permettent de retracer un semblant d’arbre généalogique, quelques indices sont abandonnés çà et là pour mentionner une époque. À charge à chacun de refaire le puzzle. L’auteur ne prend pas son lecteur pour un imbécile, il le challenge, il brouille les cartes grâce à une puissance narrative ambitieuse. 

« Qui après nous vivrez » est l’histoire d’une humanité qui n’a d’humanité que le nom. Les épreuves du quotidien, les challenges auxquels sont confrontés les personnages reposent majoritairement sur les épaules des femmes. Ces femmes, dont on a outragé le corps, volé les hommes, kidnappé les enfants. Des femmes fortes qui tentent tout pour subsister, qui bataillent sans cesse pour sauvegarder leur honneur et leur famille quand le monde s’effondre, leur ténacité et leur volonté n’ont jamais été aussi fortes, ni aussi inspirantes. Dans « Qui après nous vivrez », la femme est l’avenir de l’homme dans ce monde où les hommes faillissent à leur devoir de protection, malgré de très bonnes intentions, et où d’autres profitent de la situation pour asservir et soumettre.

Nous avions dans nos mains le moyen de changer les choses et d’éviter ces effondrements en cascade qu’Hervé Le Corre dissèque sans attendrissement dans son roman. Il utilise de nombreuses références littéraires, les ouvrages de Cormac McCarty par exemple, l’ambiance de certains romans de Margaret Atwood pour démontrer, si besoin en est, de la présence de cartes que nous avions entre les mains. Les directeurs de conscience chargés de formater les jeunes esprits, le travail comme vertu morale et sociale, les supplices (comme la condamnation au pilori) dignes du Moyen Âge pour calmer les contrevenants, un système politique qui s’apparente au communisme (la croix frappée du croissant) et, bien, évidemment, la toute-puissance des prêcheurs qui placent la religion au centre de la vie quotidienne. Somme toute, un retour à des temps ressemblant au Moyen Âge puisque l’homme n’a pas été capable de faire bon usage, ni de l’amélioration de son niveau de vie, ni des technologies qu’il a eues entre les mains, ni des clés de la Terre qui lui avaient été implicitement confiées.

« Toute la fin du siècle dernier et au début de celui-ci les alertes ont été données, sonnées, gueulées. Il fallait changer de logique, cesser la fuite en avant de l’avidité, de la rapacité des puissants de ce monde qui saccageaient la planète et les peuples par tous les moyens possibles. Catastrophes climatiques, famines, pandémies, guerres. La misère et la barbarie partout. On voyait chaque jour le monde imploser mais on était trop peu nombreux à se rebeller. Les gens s’imaginaient qu’ils échapperaient au pire. (…) pendant ce temps perdu, les maîtres de ce monde-là conduisaient à pleine vitesse vers le bord de la falaise et nous demandaient à nous, pauvres cons, de retenir le bolide pour l’empêcher de basculer. Ils pensaient peut-être qu’ils parviendraient à sauter en marche et quelques-uns ont dû le faire… »

Ce n’est pas un hasard, si « Qui après nous vivrez » suit plusieurs générations de femmes. Dans ce monde proche de l’apocalypse, la femme devient un enjeu. Lorsque la natalité baisse, son corps devient primordial à la survie de la nation. Le système peut les répudier si elles ne produisent pas d’enfants ou au contraire, les empiler au sein du foyer lorsqu’elles sont fécondes. L’homme est un loup pour l’homme, mais surtout pour la femme. « Elle ne connaissait pas aux hommes qu’elle avait vus, croisés, subis, d’autres fonctions, sinon celle de la violence, du combat et de la guerre, est n’éprouvait à leur égard, mâles dominants et prédateurs, qu’un sentiment, mais les de crainte et de haine. » Rebecca, Alice, Nour, Clara vont chacune l’apprendre à des degrés différents, selon l’époque et ses défis. Hervé Le Corre fait la part belle aux femmes, qui au-delà des souffrances endurées portent le monde sur leurs épaules, et avec lui, une forme d’espérance qui ne peut s’éteindre qu’avec elles.

« Cette obstination à vivre, cette force animale qui fait qu’on se relève même éreinté, même en larmes, quand on voudrait rester couché, avec les morts, cette persistance d’herbe folle germant après le feu ou brisant les macadams et les bétons pour trouver la lumière. Ça. Cette énergie des enfants, le courage qu’ils ont de jouer et de rire, au cœur des tragédies, affrontant leur malheur dans des nuits sans sommeil. »

Il faudra bien vivre, même après eux, même après tout ça, après la mort de la démocratie, la mort de la liberté, la mort de l’innocence. Quand tout est d’une noirceur sans fond, le roman s’illumine grâce aux descriptions magistrales que fait Le Corre de la nature. C’est sans doute grâce à ses peintures, « Le bleuissement de la nuit », « l’aube jaunit le ciel », « Le feuillage frissonne », « Ils cahotèrent sur le chemin qu’ils avaient pris en venant, maintenant plein d’ornières remplies d’eau, et rejoignirent la route rectiligne sur laquelle débordait une végétation en train de la digérer. La forêt fumait en séchant sous le soleil déjà brûlant. Des fumeroles s’attardaient au-dessus des cimes puis s’envolaient soudain, chassées par le souffle même des arbres. », « Pas de lune. Seulement la voûte incalculable des étoiles et la vapeur bleutée qu’elle dispense autour d’eux. » que mon espérance en l’humanité ne s’est pas éteinte tout à fait, que je suis encore capable de croire à un potentiel sursaut, pour ne pas laisser s’agoniser cette beauté-là. 

Aussi, entre ombre et lumière, espoir et désespoir, conscience et opacité de la pensée, « Qui après nous vivrez » libère une poésie absolue dans l’écriture, délicate, fine et élégante qui fait de ce texte une broderie littéraire digne des plus grandes dentellières. La précision des émotions humaines se transmet par les mots que le lecteur savoure avec une lenteur délicieuse, pour ne pas en venir à bout, et garder encore cette prose de haute volée. Une rafale d’émotions, une caresse d’écriture, un roman absolument brillant.

Lien vers les éditions Rivages

MALGRÉ TOUTE MA RAGE, Jérémy Fel – Rivages, paru le 23 août 2023.

Replay la Grande Librairie du 10 janvier 2024

17 réflexions sur “Qui après nous vivrez, Hervé Le Corre.

  1. Bravo, si je ne l’avais pas déjà lu j’irai dès demain me le procurer ☺️

  2. Sandrine dit :

    Je crois qu’il est grand temps que je découvre cet auteur…

  3. Yvan dit :

    Que dire, à part que je souscris à chaque mot de cette formidable chronique !

  4. laplumedelulu dit :

    Ouh la, c’est de la chronique de compétition. Merci à toi 🙏😘

  5. Aude Bouquine dit :

    Merci 🤩

  6. Aude Bouquine dit :

    Vraiment il faut lire ce livre

  7. Aude Bouquine dit :

    C’était mon premier mais sûrement pas mon dernier !! Quelle plume incroyable ♥️

  8. Aude Bouquine dit :

    J’attends ta chronique ♥️

  9. Elle est prête depuis début janvier Elle sort demain 😘

  10. Magnifique chronique Aude ! J’aimerais déjà lire Traverser la nuit, qui est dans ma bibliothèque depuis quelques temps, mais je me note celui-ci aussi.

  11. Bon, voilà, ajouté à ma pal !

  12. Aude Bouquine dit :

    Merci ☺️

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