Aude Bouquine

Blog littéraire

La diagonale des reines de Bernard Werber

« La diagonale des reines » raconte deux formes de pensée. L’une, incarnée par Nicole O’Connor australienne, croit profondément à la force du collectif. L’autre, incarnée par Monica Mac Intyre américaine, accorde tout son crédit à la force de l’individualisme. Le roman s’ouvre sur leurs jeunes années où chacune va affiner sa pensée au travers de multiples expériences, souvent préoccupantes pour leur jeune âge, et en apprenant à jouer aux échecs. La façon de jouer, d’ouvrir le jeu et de placer les premières pièces est conforme à la pensée de chacune. « Il y a deux styles : soit on fait une guerre offensive en tentant des coups surprises fulgurants, cela s’appelle le “style romantique”. Soit on fait une guerre lente qui consiste à étouffer progressivement l’adversaire sans qu’il puisse se défendre, étonnamment cela se nomme le “style moderne”. Trouve la manière qui est la plus adaptée à ta personnalité. » 

La première fois que Nicole et Monica se rencontrent, c’est pour jouer une partie d’échecs à Reykjavik en Islande, en marge du championnat mondial d’échec où s’affronteront Boris Spassky et Bobby Fischer. Elles ont eu le temps de perfectionner leurs jeux… et leurs personnalités ! « La diagonale des reines » suit l’évolution de chacune au fil des années, le développement de leurs personnalités, la progression de leurs idées, et leurs participations respectives sur le grand échiquier mondial. En effet, pourquoi se contenter de soixante-quatre cases lorsque le jeu peut être étendu au monde entier ? L’une va travailler pour l’est, l’autre pour l’ouest. 

Tout les oppose depuis leur plus jeune âge. Bernard Werber a travaillé leurs portraits dans les moindres détails, jusque dans le choix de leurs prénoms. Nicole, du grec Nikelaos peut se traduire par « peuple victorieux ». Monica du grec monos signifie « seule ». Comme si leurs prénoms les prédestinaient déjà à leurs croyances et à leurs destins…

Nicole est autophobe. Elle ne supporte pas de rester seule. « J’ai besoin du regard des autres, j’ai besoin de l’odeur des autres, j’ai besoin d’être tout le temps avec des gens. » Pour elle, l’intelligence collective surpasse très largement la simple addition de plusieurs intelligences individuelles qui officieraient chacune seules dans son coin. « Il faut miser sur la quantité de gens qui agissent ensemble et non pas sur la quantité d’individus isolés. » La force c’est le groupe, celle « du troupeau ». Aux échecs, Nicole étouffe son adversaire grâce à ses pions.

Monica est anthropophobe. Cela se manifeste par la hantise quasi maladive d’être avec d’autres gens. Elle se sent alors terriblement oppressée. Elle dit d’elle-même : « Je n’aime pas les gens. Ils me dégoûtent. Ils me dégoûtent tous. Il n’y a que lorsque je suis seule que je suis bien. » Pour elle, ce sont les individus sortis du lot qui accomplissent des actes extraordinaires. Son but : « (…) faire évoluer les choses selon l’intérêt de chacun ». Elle pense profondément qu’un seul individu peut changer le cours des choses. Aux échecs, Monica joue principalement avec sa reine.

Autant dire que Nicole et Monica ne peuvent pas être plus différentes et que ces « divergences » d’opinions vont guider toute leur existence. Bernard Werber va les façonner de telle sorte que chaque décision prise corresponde à leur nature profonde et à leur philosophie de vie. C’est tout à fait passionnant !! Au fil des années, elles vont être amenées à se rencontrer plusieurs fois, et pas seulement devant un jeu d’échecs. Elles vont s’affronter, se traquer, s’écharper, se mutiler, se livrer des batailles sans merci pour asseoir leurs pouvoirs respectifs et vérifier leurs théories.

Pour lire « La diagonale des reines », nul besoin d’être un professionnel des échecs. C’était un peu ma crainte face à la couverture. Cela aurait été sans doute un peu restrictif et trop confidentiel de rédiger presque 500 pages sur deux femmes qui passeraient leur temps à se livrer bataille autour d’un échiquier. Bernard Werber a vu bien plus grand, et c’est précisément cette manière de faire qui m’a totalement séduite. En effet, Nicole et Monica s’adonnent à une guerre personnelle tout au long du roman. Mais, leur terrain de jeu s’avère être le monde entier. L’auteur s’est servi d’événements historiques majeurs pour étoffer la guerre sans merci qui anime ces deux femmes. Et il le fait de manière tout à fait passionnante, en fonction des croyances de chacune, et de leur évolution professionnelle. Et chacune se sert alors d’un événement historique particulier pour régler ses comptes avec sa rivale. À travers ces événements historiques, Bernard Werber explore les stratégies de chacune grâce aux règles du jeu d’échecs. Le dosage action et réflexion est donc parfait. Ce chevauchement, alimenté par le terrorisme et l’espionnage, suscite bien des réflexions et oblige le lecteur à réfléchir aux grandes catastrophes contemporaines, sous un autre angle. Et si ces catastrophes n’étaient réellement arrivées qu’à cause de l’ego surdimensionné d’une seule personne ? 

« La diagonale des reines » est un jeu d’échecs à ciel ouvert, grandeur nature, où deux visions de la société se confrontent sans cesse. Le monde est un échiquier géant où chacun joue sa partie, les échecs ne sont qu’un prétexte pour aborder des thématiques bien plus vastes. Nicole et Monica ont été créés pour faire un focus précis, à un instant précis, sur un événement précis. Bien que très différentes, j’ai immédiatement ressenti énormément d’empathie pour l’une et pour l’autre. Et pourtant, elles ont des fonds très discutables, commettent des atrocités, sans que cela les bouleverse réellement, obnubilées par cette guerre sans fin qu’elles se livrent. C’est là, à mon sens, la grande force de ce roman. Bernard Werber parvient à nous faire aimer l’une, puis l’autre, nous force à choisir un camp, qu’on abandonne très facilement au coup suivant. On oscille entre admiration, fascination, empathie, tantôt pour l’une, puis pour l’autre. D’ailleurs, il est tout à fait intéressant de constater qu’une seule chose les lie, les rétrospectives de chaque fin d’année. L’auteur a eu la formidable idée de nous montrer ce que chacune retient de l’année écoulée. Les événements sont identiques, mais ce qu’elles notent comme éléments marquants ne le sont pas du tout. Personnellement, j’ai adoré constater l’étendue de leurs différences par ce prisme.

Enfin, je terminerai par cela : j’ai beaucoup aimé la fin. À mon sens, il n’y en avait pas d’autre possible. D’une part, elle fait prendre conscience que nous sommes tous parfois Nicole, parfois Monica. Chacune est une face d’une même pièce et en chacun de nous se balancent deux entités bien opposées… D’autre part, « La diagonale des reines » fait énormément réfléchir à notre place sur l’échiquier mondial, sur les directions que nous serions tentés de prendre, sur les opinions que nous avons, sur les actions auxquelles nous pourrions participer. Bernard Werber agrémente son texte d’extrait de l’encyclopédie du savoir relatif et absolu de Edmond Wells, ce qui permet aussi de mettre en perspective certains éléments et d’en apprendre d’autres.

En résumé, j’ai pris un plaisir immense à me plonger dans ce roman. Je l’ai trouvé formidable. Abouti. Réfléchi. Questionnant. J’ai adoré les deux protagonistes et les réflexions suscitées par chacune. J’ai trouvé la construction du roman très pertinente, et l’écriture de Bernard Werber, captivante. Pour moi, c’est une lecture indispensable, autant sur la forme que sur le fond. REDOUTABLE !

Ecoutez un extrait de la Diagonale des reines sur Audiolib

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8 réflexions sur “LA DIAGONALE DES REINES, Bernard Werber – Albin Michel, paru le 28 septembre 2022.

  1. laplumedelulu dit :

    Très belle chronique encore une fois, Aude. Merci à toi. 🤗😘 Jamais lu cet auteur.

  2. Aude Bouquine dit :

    Quel bouquin !!!

  3. laplumedelulu dit :

    Redoutable. 😉

  4. Yvan dit :

    Une chronique qui convaincrait un mort de se relever et de courir vers la première librairie en vue !

  5. Aude Bouquine dit :

    Je compte sur toi 😉

  6. Si je n’avais pas lu ta chronique, je n’aurais probablement pas mis ce roman dans ma liste d’envies. Pourtant, j’aime beaucoup Bernard Werber, enfin surtout ses livres d’avant 2010, car je ne l’ai pas lu depuis longtemps.

  7. Aude Bouquine dit :

    Je ne l’avais pas lu depuis très longtemps, mais celui-ci me faisait de l’œil. J’ai sacrément bien fait !

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