L’île des souvenirs » et le quatrième roman de Chrystel Duchamp. J’ai eu la chance de lire « Le sang des Belasko » et l’année dernière « Délivre-nous du mal ». Chrystel Duchamp est à mon sens un excellent exemple des auteures de la nouvelle génération. (elle fait d’ailleurs partie d’un collectif d’auteures du noir appelé « Les louves du polar ».) Pourquoi ? Parce qu’elle prend des risques, et décide à chaque roman de se renouveler, en changeant de sujet et de trame narrative. Dans « L’île des souvenirs », c’est à nouveau le cas puisque ce roman est principalement construit sur ses personnages. D’ailleurs, les différentes parties du récit sont des voix à qui Chrystel donne la parole. Se succèdent les voix de Delphine, Maelys, Romain, Erwann, Jessica, Gabriel et même celle d’un écureuil.
Pour résumer en quelques mots « L’île des souvenirs », je dirais que c’est d’abord l’histoire de Delphine, 22 ans, étudiante en art. Issue d’un milieu assez privilégié, et en raison de son jeune âge, elle expérimente différentes choses, notamment sa sexualité. Elle aime sortir, faire la fête, aller en boîte. Et boire. Peut-être un peu trop. Lors d’une soirée de ce genre, elle se réveille attachée à un radiateur, victime d’un black-out total. Assez rapidement, elle se rend compte qu’elle n’est pas la seule prisonnière. Elle va être rejointe par une jeune femme qu’elle connaît. Qui ? Pourquoi ? Je vous laisse le soin de le découvrir. La seule chose qu’il convient de savoir, c’est qu’évidemment, elles vont essayer de s’échapper.
Ça, c’est la mise en bouche. C’est après que les choses deviennent vraiment intéressantes. Et cela est principalement dû à la façon dont l’auteure a décidé de construire son roman en donnant la parole à plusieurs personnages. « L’île des souvenirs » est un récit, complètement basé sur les différents protagonistes qui vont intervenir. Par exemple, ce succéderont les points de vue et les actions de Romain l’enquêteur, de Erwann le profiler, de Jessica la psychotraumatologue et de Gabriel le légiste. Chacun constitue une partie du puzzle que le lecteur est lui aussi convié à reconstituer.
De plus, il y a dans « L’île des souvenirs » une thématique que j’aime beaucoup à titre personnel : l’art. On parlera par exemple de « L’île des morts » d’Arnold Böcklin que je suis allée contempler, et du « cauchemar » de Füssli. Je ne sais pas si vous avez déjà expérimenté cela, mais à titre personnel, lorsque je suis très stressée, je visualise dans ma tête un endroit dans lequel je me suis sentie bien, et où j’ai ressenti une sérénité parfaite. Pour moi, il s’agit du pavillon d’or à Kyoto. À chaque fois que je fais apparaître cette image, je me souviens parfaitement de ce que j’ai alors ressenti et je parviens à faire un vide total. Aussi, j’ai trouvé que Chrystel Duchamp avait eu une excellente idée lorsqu’elle fait de même avec le tableau, « l’île des morts » pour l’un de ses personnages. « Fermant les paupières, elle amorça son évasion psychique. Dissocier l’enveloppe corporelle de l’esprit. En quelques secondes, elle atteignit son objectif. (…) Le tableau l’absorba puis la recracha dans la barque en son centre. »
Enfin, l’autre sujet que j’ai trouvé passionnant concerne l’amnésie dissociative liée au traumatisme principalement explicitée par Jessica. « Au cours de cette année de formation, j’ai d’ailleurs découvert que le trauma n’était pas un événement en soi, mais la réaction du système nerveux à un événement. Ainsi, un épisode jugé “traumatique” par une personne ne le serait pas nécessairement pour une autre. Le champ des possibles était vaste et j’ai choisi de me spécialiser sur le sujet par lequel ma vocation était née : l’amnésie dissociative. En d’autres termes : la profondeur à laquelle l’être humain peut enfouir ses souvenirs. Dans le récit qui suit, vous constaterez qu’elle côtoie parfois les abysses. » J’ai eu l’impression d’apprendre des choses en lisant ce roman, ce qui devient pour moi indispensable. Je ne peux plus me contenter d’une enquête simple composée d’un tueur et suivie de quatre cents pages durant lesquelles un enquêteur cherche à lui mettre la main dessus.
Je trouve que le choix et la densité de chaque personnage ont été très bien travaillés. Évidemment, j’ai mes préférences. Jessica dont je vous ai déjà parlé, à cause du métier qu’elle exerce, et Erwann, surtout grâce à la finesse de ses propos et l’intelligence de ses analyses sur notre monde actuel. On appréciera la tirade : « Le mal du siècle : tout être humain doté d’une connexion wifi avec la possibilité de formuler son opinion et de la servir à une armée de followers transis d’admiration. Cette forme de “liberté d’expression”, au lieu d’enrichir la pensée, l’appauvrissait. Les gourous du net – les râleurs, les complotistes et tous les autres vers dans la pomme – se distinguaient par leur paresse intellectuelle. Ils ne réfléchissaient pas, ne rédigeaient pas, n’argumentaient pas. La plupart du temps, ils se contentaient de partager un article existant qui illustrait leurs propos et injectaient ainsi une dose supplémentaire de paranoïa au sein d’une société déjà mal informée et méfiante. Les moins stupides accompagnaient parfois leur copier-coller d’une phrase de leur cru, dévoilant l’étendue de leurs lacunes orthographiques ou syntaxiques. Quand un commentaire leur été adressé à ce sujet, ils répliquaient ne pas avoir de temps à perdre dans la relecture et la correction de trois cents caractères. En bref, leurs publications, comme leurs opinions, étaient bourrées d’erreurs. » CQFD.
Dans « L’île des souvenirs », rien n’est inutile, chaque élément apporté est nécessaire à la compréhension de la fin. Je vais quand même en dire quelques mots sans rien vous révéler bien évidemment. Dans un récit aussi court, quelque deux cents pages, il est indispensable que la fin soit à la hauteur du roman. Il faut que les pièces s’emboîtent parfaitement, que les justifications soient crédibles, et surtout que l’on puisse ressentir l’empathie nécessaire face au vécu de certains protagonistes. Pour moi, cela a été le cas. La fin m’a surprise, et m’a fait réfléchir sur des aspects bien précis, développés tout au long de l’histoire. L’évasion, dans sa globalité, est magnifiquement exploitée.
Encore une fois, en plus de nous faire passer un très bon moment de lecture, Chrystel Duchamp prouve qu’elle a toute sa place dans la littérature de genre. Elle en maîtrise les codes, elle joue avec son lecteur, elle sème de fausses pistes, et propose un final à la hauteur. De plus, elle se renouvelle sans arrêt. Et ceci est une chose que j’apprécie énormément. Alors, cela ne se fait pas sans risques. Elle pourrait se planter. Mais, à choisir, je préfère l’éventuel ratage au manque de courage. Il faut bien comprendre que la majorité des lecteurs aguerris en littérature de genre voit venir les ficelles des intrigues à des kilomètres, et ne veut plus lire cent fois le même livre. Moi, je veux de l’originalité, de la prise de risque, de l’imagination.
Dans « L’île des souvenirs », j’ai eu tout cela. Je suis donc une lectrice comblée.
DELIVRE-NOUS DU MAL, Chrystel Duchamp – L’Archipel, sortie le 20 janvier 2022.
LE SANG DES BELASKO, Chrystel Duchamp – L’Archipel, sortie le 14 janvier 2021
J’ai *le sang des Belasko” dans ma pal. Merci à toi Aude pour la chronique. 😘🤗
Ta phrase de conclusion, j’aurais pu l’écrire. En gras. La crier, aussi 😉
Tu donnes envie de la découvrir. Parmi la jeunes génération des polardeuses françaises, j’ai découvert avec plaisir Johana Gustawsson. Dans “Block 46” il y a de la prise de risque puisque l’intrigue mêle serial killer et camps de concentration…
Oui elles sont un bon groupe !! Faut la découvrir, j’ai adoré les Belasko
C’est une auteure que je suis depuis son premier roman, celui-ci je l’ai beaucoup aimé également, je trouve qu’elle travaille bien dans la documentation ses livres. Merci pour cette chronique.
Superbe chronique que je valide tellement ! 🤩
J’ai prévu de découvrir l’autrice avec ce roman ! 😊