Aude Bouquine

BLOG LITTÉRAIRE

Sixtine Vigier, dix ans disparaît à Oléron après un déjeuner familial. Son père Richard, supposé la surveiller a profité de ce temps de plage pour s’adonner à d’autres activités. Sa mère, obnubilée par son travail, se trouvait à Paris. La fillette ne sera pas retrouvée, son corps non plus, mais les enquêteurs sont sur la piste d’un violeur multirécidiviste qui a pour habitude de balancer dans l’océan le corps de ses victimes. Les espoirs s’effondrent, le pire est envisagé. Une bénédiction est organisée pour les funérailles de Sixtine, sans corps. Jeanne sa mère doit entreprendre son travail de deuil tout en composant avec les milliers de questions qu’elle se pose et qui commencent toutes par : et si ? 

Le sujet de la disparition de l’enfant a été traité mille et une fois dans la littérature de genre. Dans ces conditions, difficile parfois d’être original et de proposer une intrigue singulière qui permet de se démarquer. J’avoue qu’en lisant les cent premières pages de « Nos âmes au diable », j’ai eu peur de me retrouver dans un nième scénario similaire à tous les autres. J’avoue aussi que parce que c’est le duo CamHug, et également parce que je connais bien leurs romans pour les avoir quasiment tous lus, j’ai persisté dans ma lecture. Ne nous mentons pas, j’ai failli abandonner. Je vous raconte tout ça, car, parfois, au-delà des premières pages où le lecteur sceptique a envie de refermer le livre, se cache un récit incroyable qui vous fait dresser les cheveux sur la tête. Avec le recul, je pense qu’il était impossible pour les deux auteurs de le commencer autrement, il fallait ces cent pages pour poser l’histoire et attaquer ensuite de tous les côtés. C’est bien ce que font ici ces quatre mains prolixes, ce récit vous pulvérise le cœur et vous frappe de toute part dans le dernier tiers. 

Être mère. Porter sur ses épaules la naissance, l’éducation. Amener lentement son enfant sur le bon chemin de la vie, lui apprendre à raisonner, l’encourager à se dépasser. Revenir sur l’ouvrage cent fois, s’accrocher encore, ne jamais rien lâcher. Se culpabiliser. Du plus petit bobo aux erreurs les plus graves. Ne pas voir parfois que la chair de sa chair prend un autre chemin que celui rêvé pour lui, qu’il s’épanouit dans sa différence. 

Être fille. Vouloir faire plaisir à ses parents dans le temps de l’enfance, s’opposer à eux durant l’adolescence. Progresser, évoluer, parfois dissimuler, parfois mentir. Avoir un besoin éperdu d’être aimé, quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise. 

Être mère c’est à vie. Être fille c’est à vie.

Dans « Nos âmes au diable », la narratrice est Jeanne, la mère justement. Parfois défaillante, parfois absente, mais toujours terriblement aimante. En sus, le récit est entrecoupé d’une autre voix dans la première partie, celle de Sixtine. Ainsi, le lecteur mis dans la confidence connaît son sort et tremble avec elle. D’autres personnages très forts viennent enrichir ce récit : Guillaume, père d’un autre enfant disparu, Léon Castel (clin d’œil à la trilogie W3), à la tête de « la guilde des emmerdeurs», Dahlia l’enquêtrice placée sur l’affaire. Chaque protagoniste apporte un supplément d’âme au roman et chacun contribue à vous fracasser le cœur. Jérôme Camut et Nathalie Hug ont choisi de construire leur récit autour de différents espaces-temps et ce choix est à la fois formidable et redoutable. La première partie raconte le drame, la culpabilité, le délitement du couple. La seconde nous transporte 3 mois plus tard, puis… lisez, vous verrez ! Si l’essentiel de « Nos âmes au diable » se concentre autour de la disparition de Sixtine, causes et conséquences, le duo d’écrivains aborde des thématiques de société, dont une illustrant parfaitement nos incompréhensions : la justice.

« Trois ans. Un enfer sans fin. Parce que le droit le leur permettait, les avocats ont fait durer le plaisir, les experts se sont opposés, les médias s’en sont mêlés. Une partie du public criait grâce autant que moi, parce les gens trouvaient que c’était dégueulasse de remuer le couteau dans les plaies des familles avec leurs reconstitutions, leurs expertises et leurs contre-expertises psychiatriques. D’autant que des détails atroces fuitaient dans la presse avant même que les juges en aient connaissance. Notre monde ne manifestait plus aucune pudeur ni commisération. Rien à foutre, de la compassion. Du respect.» ou encore «J’ai été juste capable de calculer qu’une fois les années de préventive retirées, il lui restait grosso modo quatorze ans à purger. C’est court, la perpétuité. La mienne, si Dieu ou un autre me prêtait vie, durerait un demi-siècle.»

Tout s’accélère dès la troisième partie où le lecteur en prend littéralement plein la tête. Les révélations clés sont amenées presque sur la pointe des pieds, sans en faire des tonnes, avec  une réelle dextérité. Parfois, une seule phrase qui résonne longtemps dans l’esprit par la seule force de ce qu’elle implique. C’est la grande et douloureuse valse des émotions : l’espoir, la perte, l’amour déçu, la culpabilité, l’horreur des faits, la maltraitance psychologique, la désillusion, l’amertume, la destruction de l’intérieur, la torture physique et mentale. Rien ne nous est épargné. Au-delà de l’empathie, et c’est cela que je trouve très réussi dans ce roman, le lecteur opère un transfert et devient Jeanne. Il entre dans sa tête et dans son cœur par effraction, ressent chaque émotion, se met à sa place en se demandant ce qu’il aurait fait. On devient cette Jeanne « punie au centuple », et Dieu que l’empathie pour cette femme, pour cette mère vient tout submerger. 

« Nos âmes au diable » explore la survie d’une femme face à l’innommable, le naufrage psychologique, la mort des faux-semblants, la disparition de l’écran de fumée des illusions. Entre ce que l’on croyait être et ce qui est en réalité s’ouvre un fossé infranchissable. Entre apparences et réalités, il faut survivre, chacun avec ses armes, ses croyances et la limite que l’on s’est soi-même érigée entre bien et mal. À chacun de décider s’il franchit cette frontière, s’il est acceptable de la franchir, s’il est pardonnable de l’avoir outrepassée. Je ne sais pas comment la thématique abordée ici est sortie de l’esprit des Camhug, pourquoi ils ont choisi de développer précisément cet aspect du sujet, mais il faut bien comprendre que cela peut nous arriver à tous. (C’est bien le plus glaçant du roman). L’enchaînement des évènements dans une existence et les grains tellement imperceptibles qui viennent l’enrayer peuvent déclencher de vrais cataclysmes. J’ai été terriblement touchée dans mon cœur de mère, pour des raisons que je ne peux pas développer ici, consciente que la vie nous emmène parfois sur des chemins que nous n’avons pas choisis et qu’il faut gérer, en nos âmes et consciences. « Nos âmes au diable » n’est pas seulement un roman noir, c’est le reflet de la vie quand elle dérape. Ne passez pas à côté de ce roman.

11 réflexions sur “NOS ÂMES AU DIABLE, Jérôme Camut et Nathalie Hug – Fleuve Noir, sortie le 17 mars 2022.

  1. laplumedelulu dit :

    Hé bien. Commencer la journée en lisant ta chronique, Aude, donne envie de courir à la librairie.
    Merci à toi 🙏😘

    1. Aude Bouquine dit :

      Il faut courir là, très très vite 😉

      1. laplumedelulu dit :

        Vais y aller en volant. 😉😘

  2. Yvan dit :

    voilà voilà voilà, si après ces mots les lecteurs doutent encore, j’y comprends plus rien 😉

    1. laplumedelulu dit :

      Hâte de lire la tienne de chronique, Yvan😉 histoire d’en remettre une petite couche, comme chez ripolin. 😘

      1. Yvan dit :

        demain matin avant l’aube 😉

      2. laplumedelulu dit :

        À l’heure où blanchit la campagne 😅 encore plus tôt même puisque c’est avant l’aube. 😉

    2. Non, on ne doute plus, quand Aude et toi vous y mettez à deux !

      1. laplumedelulu dit :

        Commencé hier soir. Je ne voulais pas le lâcher. C’est bon signe. 😊🥰

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