Dans « Le silence et la colère » de Pierre Lemaitre, nous retrouvons la famille Pelletier dont nous avions fait la connaissance dans le tome 1 « Le grand monde ». Pour mémoire, je rappelle que ce premier opus était consacré à l’histoire de la famille établie à Beyrouth, à la tête d’une savonnerie. Nous avions commencé à suivre leurs aventures par le prisme des quatre enfants, trois garçons et une fille. Je parlerai principalement de certains d’entre eux, que nous retrouvons donc dans « Le silence et la colère » : François toujours journaliste, Jean, dit Bouboule, marié à la formidable Geneviève, directeur de magasin, et Hélène, la petite dernière, pigiste. Dans le premier tome, nous nous situions après-guerre en 1948, étions confrontés à la guerre en Indochine, et plongés dans une tension sociale sans commune mesure. Pierre Lemaitre a placé cette grande saga familiale romanesque durant les 30 glorieuses, une période de fort remue-ménage à tous les niveaux. « Le silence et la colère » est un tome 2 très engagé, davantage que le premier. L’écrivain affirmait dans une récente interview qu’il était un homme en colère. Cela tombe fort bien, puisque je suis moi-même, une femme en colère. À la lecture de ce tome 2, je découvre avec effarement le destin des femmes face à leur corps dans une époque pas si lointaine. Dirigées par des hommes qui prennent toutes les décisions, même les plus intimes, la révolte gronde. Ce tome permet également de mettre en lumière le personnage d’Hélène, une femme, sœur de François et Jean, mais aussi de Geneviève, toujours aussi théâtrale.
Nous sommes en 1952, entre Beyrouth, Paris et Chevrigny. Le feuilleton des 30 glorieuses se poursuit, dans un monde où les tensions sont nombreuses, et la société toujours en pleine mutation, où les silences et les colères se succèdent et s’entremêlent. Dans cette fresque romanesque, ce feuilleton social, ce sont toujours les personnages qui portent le récit. C’est autour d’eux que tout se joue, des amours personnelles comme des évènements historiques. Deux thématiques centrales sont décortiquées ici : la création d’un barrage hydro-électrique qui nécessite de « noyer » le village de Chevrigny sous un lac artificiel (colère), et l’avortement qui fait perdurer des pratiques dignes des dénonciations faites durant la guerre (silence). J’ai été prise aux tripes par la force du propos, sans doute à cause des difficultés inhérentes à l’obtention de ce droit et à sa remise en question constante dans certains pays aujourd’hui. « Si l’avortement était une affaire de femmes, sa répression restait principalement une affaire d’hommes. » Certaines phrases m’ont fait froid dans le dos tellement elles sonnent juste : « L’avortement était un univers souterrain, dont tout le monde connaissait l’existence et dont personne ne parlait ouvertement, l’espace de la honte et de la douleur, de l’angoisse et du risque où se mêlaient des femmes désarmées, des faiseuses d’ange et des médecins avorteurs considérés, par les bonnes âmes, comme des “ennemis de la nation”. »
À travers le personnage de François, le lecteur assiste à l’ascension de la presse dont les gros titres sont censés appâter le chaland. N’oublions pas : « Le fait divers, disait-il, c’est l’irruption de la tragédie dans le quotidien de M. Tout-le-monde. » Par exemple, un reportage à l’intitulé inconvenant et très délicat va tenter d’exposer au grand jour des questionnements plus ou moins dérangeants sur une catégorie de la population.
Mais, « Le silence et la colère » est aussi LE tome qui met les femmes en lumière. C’est par les personnages féminins que jaillissent les colères et les silences. Hélène illumine le roman par son travail de reporter dans le village de Chevrigny, mais aussi en apparaissant comme la figure de proue silencieuse d’un combat plus intime. D’une manière plus générale, les femmes sont également au cœur des conflits sociaux dans une entreprise en pleine mutation qui lance une nouvelle forme de consommation telle que nous la connaissons aujourd’hui. Au milieu de ces femmes sérieuses, contrariées dans leur quotidien, frustrées quant aux décisions prises pour leurs corps sans leur consultation, Pierre Lemaitre a le génie de nous placer un personnage tout à fait unique : Geneviève, épouse de Jean et sans doute mon personnage préféré. Les moments passés avec Geneviève comptent double. Ce sont de vraies scènes de théâtre burlesque ! Toutes ses paroles et ses attitudes sont exagérées pour faire rire, et cela fonctionne diablement bien, puisque le lecteur se tord de rire s’il parvient à s’immiscer visuellement dans chaque scène. Geneviève, c’est du grand théâtre grandeur nature, surtout lorsqu’elle s’attaque à ce pauvre Jean, sans défense face à elle.
Le contraste entre les femmes et les hommes de ce tome est saisissant. Plusieurs personnages masculins font leur apparition : Armand Palmari, protection des mineurs et de la natalité, le Docteur Marelle, Georges Guénot bras droit de Jean chez Dixie et Destouches qui s’est porté volontaire pour une mission qui lui tient particulièrement à cœur. Tous sont détestables, sauf Lulu le boxeur pris sous l’aile de Monsieur Pelletier père, à Beyrouth. Et pourtant, une certaine réalité frappe Jean de plein fouet concernant sa femme : « Il comprit soudain à quoi tenait la vie épouvantable que son épouse lui faisait depuis le premier jour. Il payait le fait qu’elle souffrait, sans le savoir, de n’être pas un homme. À cela, il ne pouvait rien. À cela, personne ne pouvait rien. C’était pour lui l’équivalent d’une condamnation. » Dans « Le silence et la colère », hommes et femmes se livrent une véritable guerre des tranchées.
Pierre Lemaitre réussit une nouvelle fois, et avec virtuosité, à embarquer son lecteur dans ce roman choral, saga familiale, historique et feuilleton sociopolitique. L’attachement aux personnages est immense et ce sont eux qui portent le texte en nous faisant vibrer. Le raconteur d’histoires a encore frappé, posant son récit entre colères et silences. Les mutations économiques de 1952, les conflits sociaux avec notamment le patronat qui se révèle infect, les droits des salariés floués, les luttes perdues d’avance représentées par les habitants de Chevrigny contre les autorités administratives, contrebalancent avec des silences bien plus pesants. Le silence des femmes face à leurs conditions dans l’entreprise, ou l’asservissement de leur corps sont de véritables cris. L’horreur des avortements clandestins, l’extorsion de fonds de ceux qui les pratiquent, brise le cœur des lecteurs. Et nous mesurons avec d’autant plus de lucidité la chance que nous avons aujourd’hui. (mais attention, l’histoire nous prouve que ce droit peut sans arrêt être remis en question) Les relations entre les personnages s’enrichissent. Ainsi, Jean et François, si différents, se rapprochent. Certaines femmes qui sentent un danger grandissant griment volontairement leur personnalité pour arriver à leurs fins. Et comme dans le tome 1, de petits secrets et de grands mensonges apportent du sel au récit.
Il n’y a rien à prouver, Pierre Lemaitre est décidément hors catégorie pour raconter l’histoire de cette famille dans l’Histoire. Le plaisir de lecture est tout aussi intense que dans « Le grand monde », l’attachement aux personnages se densifie, les émotions s’amplifient. Quand des personnages de papier deviennent réels, la réussite est totale. Un plaisir de lecture à ne surtout pas bouder !
Ma chronique du tome 1 “LE GRAND MONDE”
Pierre Lemaitre parle du grand monde
Pierre Lemaitre est invité chez France Inter pour “Le silence et la colère”
Encore une chronique à tomber par terre. Déjà, me procurer le tome 1. Merci à toi Aude. 😘🙏
Oui, il faut impérativement lire le tome 1 avant
Je me doute bien. Une saga, ça se lit dans l’ordre. 😊
En pleine lecture et en effet Geneviève est un sacré personnage.
Merci pour ta très belle chronique.🌞
C’est clair que c’est un roman de personnages !
Team Geneviève 😉
Le genre de personnes qu’on ne peut apprécier que dans une fiction 😉
Je n’ai toujours pas écouté le premier tome de la saga, qui se trouve dans ma bibliothèque audio depuis sa sortie. Je vais y remédier rapidement car voilà bien trop longtemps que je n’ai pas lu un roman de cet auteur, que pourtant j’adore !
Tu écoutes combien d’audio par mois ?
Ça dépend, en général un, sauf si je prends plus de crédits mensuels. Par exemple, le mois dernier deux. Et ça m’est arrivée d’aller jusqu’à 6 dans le même mois avec la saga Blackwater par exemple.
Waouh !!
Bah tu sais, les six tomes de Blackwater équivalent au même temps d’écoute qu’un roman de Pierre Lemaitre. ☺️
*arrivé
Bonne lecture