Aude Bouquine

Blog littéraire

Garance, 15 ans, passionnée de danse est en classe de Seconde. Elle cherche à attirer l’attention du beau Vincent, coqueluche d’un clan de Terminale. Trois ans d’écart, c’est une échelle très haute à grimper pour être digne d’intérêt, il va falloir redoubler d’efforts pour être acceptée. Garance a de la chance, elle bénéficie d’un atout rare : elle est diablement belle. Chaque marche qui la rapproche de son but passe par les étapes de son ascension « sociale ». De photos postées, de likes en tweets, sa popularité s’accroît : elle se sent enfin exister. «Un like affirme votre présence au monde.» D’inconnue, elle devient « populaire ». De seule, elle se targue désormais de faire partie d’une meute. Jusqu’au jour où elle participe au concours Élite présent dans sa ville. La meute aux dents bien acérées se réveille. Plus dure sera la chute…. 

«D’un côté, les parents qui tentent de suivre la vitesse à laquelle internet tourne avec l’impression que leurs enfants en savent toujours plus qu’eux, qu’ils sont sans cesse à la traîne (…). De l’autre, les gosses qui utilisent internet comme un espace de ralliement. Comme s’ils préparaient une guerre, ils se réunissent tous les jours au même endroit qui n’existe pas géographiquement, par conséquent inattaquable, bien mieux protégé que n’importe quel autre territoire sur le globe. Ils sont déjà une armée.(…) c’est une nouvelle ère morale. Tous les élèves d’un lycée bourgeois de ville moyenne se sont élevés au-dessus des fondements de la société plurimillénaire qui les a enfantés, pour traquer l’une des leurs sur internet.»

Mon émotion est intense depuis la fermeture de « Elle a menti pour les ailes». Une lecture en apnée, ponctuée de sueurs froides et de coups de chaud tant le sujet est d’actualité… Une peur panique lancinante, car je suis maman de 3 filles de surcroît… Ce roman regroupe à lui seul la somme des possibles de tout ce qui peut très mal tourner lorsque l’on autorise ses enfants à s’inscrire sur les réseaux sociaux. Un engrenage qui se transforme en tsunami. L’ignorance de ce qui se trame vraiment dans les chambres de nos adolescents, particulièrement dans l’une des miennes, ne me quitte pas. 

La construction du roman, très pertinente, oscille entre le vécu de Garance, une enquête ouverte suite à sa disparition, des pans de vie passés au sein d’une meute prête à tout pour défendre son territoire. Ajoutez-y de multiples digressions, la transcription de messages envoyés entre les différents protagonistes sur les réseaux et vous obtenez un roman authentique, téméraire et perspicace. D’une simple jalousie entre filles, d’une première expérience commune, découle un enchaînement de conséquences qui défie l’entendement. «Le regard des autres, elle s’y soumet une fois, elle s’y soumettra toute sa vie.»

Écrit par Francesca Serra, qui a elle-même moins d’une quarantaine d’années, ce roman est le reflet d’une génération, les millenials (nés entre le début des années 80 et la fin des années 90) en passe de devenir la génération Z (génération née alors que le numérique est déjà bien installé). S’il s’agit là d’un premier roman, et quel admirable premier roman, l’auteur s’est immergée avec force et violence dans un monde qui n’est pas le sien : celui de ses contemporains nés avec un téléphone au bout des doigts. Quand nous rentrions de l’école, la « guerre » hebdomadaire que nous livrions parfois au lycée était bel et bien terminée… jusqu’au lendemain. Ici, elle continue par le biais d’applications capables de «(…) broyer son âme en cent quarante caractères». Il n’est pas question de leçon de morale, encore moins d’asséner du « c’était mieux avant ». Le récit se contente de dresser un constat de ces millenials grâce à une immersion totale dans leur quotidien, leurs pensées, leurs modes de fonctionnement, leur pouvoir dématérialisé, mais bien réel. Celui qui détient le pouvoir est celui qui fait la pluie et le beau temps sur internet. C’est à celui qui obtient le plus de likes sur Instagram, de retweets, de questions sur Ask, de vues sur Snapchat. Pour un premier coup, c’est un coup de maître tant l’horreur supputée plane. Finalement, la réalité vécue dépassera toutes les estimations, tant la vie de Garance va être bouleversée. 

Ce conte social, cruel, mettant en scène une jeune fille bannie de sa meute à cause de sa beauté ensorcelante et de sa participation à un concours de mannequin laisse entrevoir combien le chant des sirènes, être acceptée dans un groupe de Terminale lorsqu’on est en Seconde, peut s’avérer très différent du résultat escompté. Garance est une jeune femme seule, un papillon attiré par la lumière qui rêve de faire partie d’une bande sans en mesurer le prix à payer. La cruauté adolescente n’a pas aucune limite, Garance sera jetée en pâture aux lions invisibles du net. «Ils sont relativement nombreux à avoir un avis sur la façon dont elle devrait se suicider. Ça fait quarante-trois jours, elle a compté. Quarante-trois jours que Garance est internée sur internet.»

Francesca Serra possède une plume d’un hyperréalisme cinglant lorsqu’elle décrit ce microcosme intime et qu’elle déroule son implacable tragédie romanesque. Parfois jaillissent des passages d’une profonde poésie, d’autres d’une intense désolation, pourtant terriblement réalistes. Le lecteur passe par tous les états : de la solitude honnie de Garance à son hyper connectivité, de l’intégration au rejet, du bonheur fou à la désespérance totale.

«Il n’a pas de rédemption possible et Garance le sait.» Ce roman contemporain, terriblement noir, met le doigt sur toutes les choses que votre ado vit et ne vous dit pas, sur tout ce qui passe dans sa tête, sur chaque émotion décuplée par le pouvoir social, sur chaque message reçu sur des téléphones qui ne cessent de biper. Ce roman est le quotidien de nos adolescents.

«Vous êtes sur internet. Vous pouvez avouer les pires saloperies que vous avez faites à vos plus proches amis, vos pensées les plus crasseuses, vos fantasmes les plus malsains, vos opinions les plus niaises avec la certitude d’être adoubés par d’autres.» Ce roman est le reflet du quotidien de nos adolescents.

Une réflexion sur “ELLE A MENTI POUR LES AILES, Francesca Serra – Anne Carrière, sortie le 21 Août 2020.

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