Aude Bouquine

Blog littéraire

Le Gour Noir est une vallée dans laquelle la vie semble figée. La centrale électrique construite là emploie la plupart des habitants et Joyce, son constructeur paranoïaque et dominateur dirige cet endroit d’une main de fer. La famille Volny se compose de Martha, la mère, bigote à souhait qui rêvait de recréer les 12 apôtres et de Martin, un homme rongé par les horreurs de la guerre. Ensemble, ils ont eu 4 enfants : Marc passionné de littérature, Mathieu l’amoureux de la nature, Mabel seule fille de cette fratrie ayant une forte conscience d’une liberté à conquérir et Luc « ce fils incomplet, simple d’esprit ». Lina la grand-mère est morte et Élie le grand-père amputé d’une jambe à la mi-cuisse veille sur l’équilibre de cette famille, remplaçant ces parents qui ne savent pas aimer. La fratrie, unie, a sa propre musique, ses habitudes dont celle de se suspendre sur le barrage, au bout d’une corde pour respirer le vent au passage du train. C’est là qu’ils tissent des liens, rêvent, se protègent les uns les autres et s’aiment.

Si l’ambiance du roman est assez noire, c’est bien l’amour puissant qui reste la pierre angulaire de cette histoire. L’amour refusé, celui des parents qui ne savent pas comment s’y prendre, celui de la fratrie où les protagonistes « poussent » comme ils peuvent, à coup de ceinturons ou à coup de tendresse, l’amour et la vie à conquérir. Comme le dit Franck Bouysse « Chez moi, l’amour a sauté une génération. »

Je n’en dirai pas plus sur ce roman qu’il vous faudra découvrir seuls. C’est indispensable pour laisser naître vos propres émotions et trouver en vous les clés qui vous feront tomber en amour devant la force des personnages. Si le terreau reste l’enfance, la fratrie, l’amour qui contraste admirablement avec le noir de cette vallée où « En vérité, les âmes dociles qui peuplaient ce coin du monde étaient prisonnières de la toile au jour de leur naissance. » le souffle du vent donne la musique du roman. Dans cette vallée où il est de mise de « Surtout ne jamais croire aux rêves, ne pas même les respecter, avec le sentiment chevillé que sinon, ce serait leur plus grande défaite. Accepter les défaites sans mener les guerres. En refusant le combat, rien de grave ne pourrait arriver. », quatre âmes vont à la rencontre de leur destin programmé ou pas, chacun à leur façon, même si « Martin ne regrettait rien. Il voyait en ses enfants des animaux dociles incapables de rébellion. »

Buveurs de vent est un tableau dont jaillit une formidable lumière, à différents endroits, selon l’angle d’observation. Si les liens de cette fratrie restent indestructibles dans le torrent de la vie qui parfois se déchaîne, la lumière vient aussi de certaines remises en question « Je voudrais essayer d’être meilleur. — (…) comprendre que le silence est une vaste prison où l’on enferme ses peurs. » 

Les romans de Franck Bouysse craquellent les carapaces, mettent en lumière ce qu’on met des années à cacher, déterrent des émotions enfouies, des souvenirs enterrés. Ils sentent l’enfance déçue, les rêves brisés, l’âpreté de la terre, le cœur sec de ceux qui en sont esclaves, le silence au dîner quand seul le patriarche est autorisé à parler, les enfants qui passent une vie entière à se faire tout petits… Quand la « charité paternelle » s’abat, c’est qu’elle est forcément méritée. Elle n’est jamais remise en question.

Dans les romans de Franck Bouysse, la littérature sauve, la nature abrite, les rêves de liberté percent parfois les nuages, la candeur met à l’abri. Ses romans se méritent. Ils demandent que le lecteur s’ouvre à cette poésie saisissante, au choix des mots, aux émotions qui affolent et font chavirer les âmes cernées de murs défensifs. « La vie, il faut la laisser déborder tant qu’il y en a. »

Émue aux larmes par la relation profonde entre Mabel et son grand-père, de ceux que nous aurions tous aimé avoir, il me reste quelques mots… Ceux à prononcer aux enfants dont la liberté est à prendre, dont l’unique dessein doit être celui de vivre, de partir parfois sans se retourner. « Toi, t’es comme le soleil, tu brilles tous les jours et personne a conscience du miracle que c’est. (…) N’attends rien d’ici. Tes rêves, ils viendront jamais pousser la porte. Il faudra que tu ailles briller ailleurs, t’auras pas d’autre choix. »

Il y a chez Franck Bouysse quelque chose qui me touche profondément : des blessures d’enfance, des silences rugissants, des obsessions de liberté. Les femmes de ses romans sont profondément libres, même enfermées, comme si la volonté de l’auteur résidait uniquement dans son désir de les faire s’épanouir même sous leurs jougs. Elles n’en sont que plus lumineuses mises côte à côte d’autres, plus rétrogrades, incapables de sortir du milieu dans lequel elles sont nées. C’est cette lumière, au cœur de l’obscurité qui me fait tant apprécier l’oxygène de ses histoires en pleine asphyxie…

5 réflexions sur “BUVEURS DE VENT, Franck Bouysse – Albin Michel, sortie le 19 août 2020.

  1. Yvan dit :

    Quel magnifique cri du cœur ! Quel bel hommage à ce livre inoubliable, à cette prose, à ses histoires, à cette fratrie.
    Merci d’avoir ainsi travaillé ta chronique pour être en phase avec ce livre qui mérite des mots forts.
    Bouysse est une voix unique dans la littérature. A ton niveau, tu es une voix singulière dans les chroniques.

    1. Aude Bouquine dit :

      Merci Yvan, ça me touche d’autant plus dans cette période de doutes…
      Ce roman est une merveille ❤️, et le mot n’est même pas assez fort…

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