Aude Bouquine

Blog littéraire

Les terres animales de Laurent Petitmangin. Rentrée littéraire août 2023.

« Les terres animales » symbolise parfaitement l’attachement à une terre, un endroit que l’on appelle « maison », des racines profondément ancrées quelque part. On y vivait bien sur ces terres, presque en harmonie avec cette voisine dangereuse, mais quasi invisible tant personne ne la voyait plus. Quand « l’accident » est survenu, la plupart sont partis, sauf Alessandro, Marc, Lorna, Sarah et Fred. Pourtant, ils vivent désormais dans une « zone qui avait vécu dix Fukushima » sur « une terre qui bruissait à cinq cents millisieverts ». (millisieverts : Unité de mesure d’équivalent de dose de rayonnement ionisant absorbée égale à un millième de sievert) Pourquoi rester ? Les souvenirs qui rapprochent, la peur de ne pas trouver sa place ailleurs, et un amour enfoui au creux de cette terre auquel il est impensable de renoncer. La plupart du temps, c’est à travers les yeux de Fred que nous découvrons ce nouveau monde, ces terres animales qui portent encore des vivants. 


« Nous vivons de peu, nos corps se sont habitués. Nous vivons comme l’humanité aurait dû vivre depuis longtemps, comme ces hommes, au Bangladesh ou ailleurs, qui le font bien, et montrent si peu de besoins. » L’esprit de Fred vagabonde entre passé et présent, mais c’est surtout vers la situation présente qu’il se penche. Son amour avec Sarah semble fané « Notre amour n’a plus rien des premières années. Toute sa surface est lessivée, salement lessivée. Et rien dans les jours qui s’abattent ne ramène la moindre légèreté qui pourrait faire notre bonheur. On s’aime encore, d’un amour assommé. Vitrifié. Deux grands brûlés. Qui partagent la même chambre. » La vie communautaire a pris l’ascendant sur le couple. Ils sont cinq à refuser de quitter « Les terres animales », cinq dont les cœurs palpitent sous les combinaisons qu’ils revêtent pour sortir, cinq qui ont été là « au plus dur ». Chacun sait ce que rester veut dire, et pourtant ils restent. Ils ont rendez-vous avec le crabe, mais lequel ? Après une telle exposition, impossible d’y échapper. « Pourtant, l’analyse grinçante de leur situation pourrait même les faire rire parfois… Nos artères, elles, sont largement débouchées, il n’y a rien à craindre de ce côté-là, je pense même qu’elles sont à vif, récurées, abrasées comme pas permis. » Au-dessus de leurs têtes, les hélicoptères de surveillance tournent sans arrêt. Toute la zone, qui est pourtant immense, est électrifiée, gardée et surveillée. Des hélicoptères et des drones volent sans arrêt au-dessus d’eux pour suivre l’étendue des dégâts. « Le nuage, deux ans après, n’a pas encore disparu. Le corium a beau être déjà en profondeur, c’est une mèche acérée qui transperce la terre sans jamais s’épuiser. » (corium : Amas de combustibles et d’éléments de structure du cœur d’un réacteur nucléaire qui fondent et se mélangent lors d’un accident grave.)


Dès les premières pages, une seule question m’obsédait : pourquoi rester ? Rien de bon ne pouvait se créer sur « Les terres animales »… à part peut-être cette incroyable solidarité qui me semble de plus en plus absente de notre monde actuel. Lors d’une explosion de centrale nucléaire, il semble pourtant qu’elle prenne toute la place. Un groupe uni où chacun est présent pour l’autre. Cela pourrait presque faire rêver. Laurent Petitmangin glisse ces quelques rayons de fraternité dans un océan de gris et ce sont précisément ces quelques rayons qui prennent toute la place et éclairent le roman. Pourquoi rester ? Eux aussi se posent la question… « Question interdite. On se contente de la circonvenir. Par quelques affirmations un peu débiles, c’est pas pire qu’ailleurs, au moins, on est tranquilles, par de petites réassurances comme si on était en villégiature, on n’est pas bien, là ? puis, quand il faut dégainer le lourd maintenant qu’on a commencé. Ce maintenant qu’on a commencé résume l’espèce de pacte qui nous étreint, il prévient tout délitement. » Pour lire ce roman et l’apprécier un minimum, il faut accepter que d’autres ne pensent pas comme vous… et cela n’est pas si simple, car j’aurais fui à la première minute de la catastrophe même si objectivement il aurait été trop tard. 


Mais, dans « Les terres animales », il y a quelque chose de plus fort que soi : il y a le groupe. « L’après est tabou. Nul besoin de s’en gangréner. Ce qui nous tourmente, c’est la fin du groupe, et en particulier, nous cinq. Là, on touche au nerf de l’existence, là on entre dans la grande terreur : que se passera-t-il le jour où le premier d’entre nous disparaîtra ? » La solidarité passe bien avant l’individualisme, même quand chacun sait qu’ils ne peuvent subsister sur cette terre hostile que trois ans, grand maximum. « Trois ans, c’est notre horizon. On ne le dépasse jamais. Tout ce qu’on vit, tout ce qu’on imagine se borne à trois ans. Notre stock de nourriture, on fait de notre mieux pour qu’il tienne jusque-là, et c’est vrai aussi pour le carburant, les médicaments, et ce qui nous aide encore à vivre : les piles, les bougies, les allumettes, tous ces adjuvants à l’existence, dont on pourra bien sûr se passer, mais dont on imagine mal la fin. Peu de choses vont au-delà. Nos disques, et encore il faudra pouvoir les jouer. Nos livres, il y en a tant. Même en lisant comme des brutes, aucune chance qu’on n’en ait jamais fait le tour. Presque frustrant. »


Dans ce quotidien bien huilé, un événement inattendu et providentiel va survenir, de ceux qui posent quelques rayons de lumière sur cet océan de gris. Car sur cette terre noire et funeste, irradiée, des choses incroyables peuvent encore se produire. C’est dans cette partie-là, précisément, que Laurent Petitmangin insère le grain de sable qui va enrayer la machine de l’harmonie parfaite. L’un des personnages se réveille d’un long sommeil pour prendre toute la mesure de cette situation absurde, grotesque où toutes les règles de prudence et de raison ont été bafouées. « Je comprends qu’on a été complètement débiles, que notre jeu est fini, et qu’il faut nous réveiller. Tout ce qui nous entoure, quoi qu’on en ait dit, n’est pas humain, et il faut vite s’en extraire. » Moi aussi je me réveille. Hypnotisée par la première moitié du roman où l’auteur parvient presque à me convaincre de la nécessité de rester là et d’accepter la situation, il me donne un petit coup de taser qui désengourdit mon cerveau. Comme Fred, je pense au-delà de moi, et au-delà d’eux. « Les terres animales » et leur pouvoir magnétique cessent alors d’exercer leur autorité. La réalité frappe de plein fouet…
Je déconseille fortement de lire la 4è de couverture que je juge trop détaillée, laissez-vous surprendre. « Les terres animales » sont des terres intimes et nébuleuses qu’il vaut mieux découvrir seul. L’écriture de Laurent PetitMangin saura vous envoûter…


CE QU’IL FAUT DE NUIT, Laurent Petitmangin – La Manufacture de livres, sortie le 20 août 2020.

La rentrée littéraire à la Manufacture de Livres

5 réflexions sur “LES TERRES ANIMALES, Laurent Petitmangin – La Manufacture de livres, paru le 24 août 2023.

  1. Matatoune dit :

    Lecture prévue pour plus tard, un peu après la frénésie de la rentrée littéraire. Ne pas lire la quatrième de couverture, OK, je vais essayer de m’en rappeler 🙂

  2. laplumedelulu dit :

    Comment tu parles de ce livre, Aude. Tu m’as collé des frissons 😍. Merci à toi pour la chronique 🙏 😘

      1. laplumedelulu dit :

        😘

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