Maudites de génération en génération ? Voilà comment pourrait se résumer « Les voleurs d’innocence ». « Notre lignée maternelle est un collier enroulé si serré autour de notre cou qu’on ne peut pas respirer. » Dans la famille Chapel des années 1950, une femme prénommée Belinda donne naissance à six enfants qui porteront toutes un prénom de fleurs : Aster, Rosalind, Calla, Daphne, Iris et Hazel. Une douceur qui contrebalance avec les activités qui font la richesse de la famille : la vente d’armes, car Chapel est aussi le nom d’une marque d’armes à feu qui enorgueillit le chef de famille. Toutes les femmes de la famille sont décédées en couche, sauf Belinda Chapel qui semble porter sur ses frêles épaules le poids de ce terrifiant héritage familial et s’illustre par un comportement étrange : des visions, des prémonitions, et une existence terrée dans ses appartements de la propriété dite « le gâteau de mariage » « Les voleurs d’innocence » s’ouvre sur la voix de Sylvia Wren (Iris) en 2017, artiste mondialement connue qui vit loin du monde, calfeutrée dans sa maison au Nouveau-Mexique. C’est elle qui va raconter l’histoire de sa famille et revenir sur ses souvenirs d’enfance et les drames qui ont jalonné l’histoire familiale.
Dans « Les voleurs d’innocence », autre temps, autres mœurs : une femme des années 50 doit se marier, faire des enfants et s’occuper de son foyer. Elle ne sert à rien d’autre. C’est d’ailleurs le rêve d’au moins cinq des filles Chapel pour s’échapper du gâteau de mariage en faisant d’une pierre deux coups : fuir un père absent et une mère fantomatique. Paradoxalement, ce modèle de femme (foyer, enfants) n’est pas celui transmis à ces jeunes filles par leur mère qui affiche clairement sa désapprobation devant le mariage. De plus, elle a donné naissance à six filles sans y laisser la vie, c’est déjà un exploit vis-à-vis de l’héritage familial, on ne va pas lui demander en plus de s’en occuper ! « Belinda prétendait détester le gâteau de mariage, pourtant, elle le quittait rarement, restant à l’intérieur, coupée du monde, parcourant les couloirs, dans sa longue robe blanche, vivant dans un univers de filles, de fleurs et d’esprits. » Les six sœurs s’élèvent sans que jamais leur mère ne participe à leur éducation, prenne de grandes décisions les concernant ou soit présente aux importants rendez-vous de leurs existences. « Elle n’avait jamais vraiment guidé ses filles, n’avait jamais essayé de nous pousser dans aucune direction, la plus grande part de son énergie étant dépensée pour sa propre survie, jour après jour. » Connaissant la « malédiction » familiale, il est très étonnant que les filles veuillent suivre le schéma classique, mariage, enfants, foyer. Leurs prénoms symbolisent tous des êtres éphémères, fragiles, comme si elles pouvaient disparaître dans un simple souffle de vent.
« Les voleurs d’innocence » pourraient être l’expression consacrée aux hommes qui viennent ravir le cœur de ces jeunes femmes. Dans l’ensemble, les hommes du roman sont des êtres peu sympathiques. Ils se marient facilement, par confort, sans vraiment connaître la femme qu’ils épousent et cela est aussi vrai pour le couple parental. Le mariage est la seule question dont Belinda se mêle réellement, elle dont la mère Rose, et la grand-mère Rose (encore des prénoms de fleurs) n’ont pas survécu au premier accouchement. Comment ses filles pourraient-elles délibérément avoir envie de prendre un tel risque ? « Tu ne comprends pas ce qu’est réellement le mariage. Comment, une fois mariée, tu appartiens à un homme et cesses d’être toi-même. » Par une simple prémonition à voix haute, Belinda Chapel met en garde ses filles du sort qui les attend. « J’ai l’impression que quelque chose d’horrible va se produire. (…) ce que je veux dire, c’est… (…) Le mariage va provoquer quelque chose d’horrible. Je ne sais pas quoi exactement mais je crois qu’il faudrait réfléchir à le repousser. » Malheureusement, considérée comme folle, recluse en elle-même autant que dans ses appartements, elle est peu écoutée. Elle vit à l’intérieur d’elle-même, écoute ses intuitions et devine le parfum des roses inhérent à chaque promesse d’une nouvelle catastrophe.
Les traumatismes et malédictions se transmettent de génération en génération dans « Les voleurs d’innocence ». À cela s’ajoute un élément rapporté que j’ai trouvé extrêmement judicieux de placer dans le roman : la vente des armes. La famille Chapel est en effet à la tête d’une très grosse usine de fabrication d’armes ce qui contribue à intensifier une certaine « pollution morale » qui flotte sur le gâteau de mariage tel un nuage noir porteur d’une condamnation certaine. « C’est ainsi que notre famille gagnait de l’argent, après tout : guerre, meurtre, suicide, massacre d’animaux. Aussi macabre que ce fût, la carabine Chapel était néanmoins une précieuse icône américaine, et mon père possédait des photographies de lui en compagnie du général John J. Pershing et du président Franck D. Roosevelt. » Assurément, les activités professionnelles ne contribuent pas à asseoir une forme de sérénité sur la famille et pour Belinda c’est un élément supplémentaire pour attirer le malin. Cependant, l’art vient adoucir les épreuves de la vie et les douleurs du quotidien. Sarai Walker évoque de nombreux artistes dans ce roman, dont la narratrice elle-même.
J’ai beaucoup aimé l’analogie entre Iris et Belinda dans « Les voleurs d’innocence » dont les chemins de vie sont parallèles. Ce sont deux fantômes chacune à leur manière. « Mère hantée, fille hantée. » Elles vivent cloîtrées : la première pour échapper à une vie qu’elle ne s’est pas choisie, la seconde afin que personne ne sache réellement qui elle est et de quelle famille elle est issue. Pourtant, leurs ombres sont sans cesse entremêlées. Iris a vécu à l’intérieur de l’esprit de sa mère de façon très intime, réceptive à ses prémonitions, bercée par les terreurs nocturnes de celle-ci, sensible à toutes les voix spectrales qui venaient déranger le réel. « J’ai grandi en pensant que notre mère était hantée et, comme mes sœurs et moi avions toutes vécu à l’intérieur d’elle durant neuf mois, je me demandais si nous aussi étions hantées. » Les hommes ne sont que source d’empoisonnement et provoquent des drames cataclysmiques. L’ambiance du récit est opaque et la prémisse de Sarai Walker sur les relations hommes/femmes est noire, anxiogène, désenchantée et pessimiste, comme si les deux sexes n’étaient pas destinés à pouvoir vivre ensemble. L’une des sœurs affirme même : « (…) et quant à notre mère… elle n’est pas extralucide. La vérité c’est qu’elle déteste les hommes. » Et lorsque l’on déteste les hommes, on est forcément assimilé à une folle…
Je vous recommande vivement de découvrir l’histoire des femmes de la famille Chapel dont le nom est issu d’une fabrique d’armes mais pourrait aussi inspirer une forme de calme et de solennité si on le traduisait par « église ». Le bien et le mal se combattent à travers elles, au-delà d’elles, dans une traversée de l’existence pavée de fantômes, de parfum de roses et de femmes qui meurent au contact des hommes. « Qu’est-ce qu’il y a de génial à seulement vivre ? Je préfère être vivante. » « Les voleurs d’innocence » est un roman tout à fait envoûtant où les émotions s’entrelacent grâce à des personnages d’une belle densité et des problématiques d’un temps où les femmes étaient victimes d’un sort peu enviable et cantonnées au mariage comme seul avenir. Êtes-vous prêts à être vous aussi « Belindasée » ? Mais N’oubliez pas « Une vie sans amour n’est pas une vie. »
La chronique de Christine, blog evasionpolar
Les libraires en parlent sur le site Gallmeister
Découvrez aussi :
LES IMMORTALISTES, Chloé Benjamin – Editions Stéphane Marsan, sortie le 4 avril 2018
Belindasée ? Ma foi, why not ? Sacrée chronique encore une fois. Merci à toi 🙏 😘
Oui faut lire le roman pour comprendre 😉
Je me doute bien que c’est tiré du roman 😊
Tu as résumé parfaitement la teneur de ce livre, une excellente lecture pour moi j’ai eu de l’empathie pour Belinda, les femmes chapel vouées à un triste sort.
Très jolie chronique
Merci beaucoup. J’ai un peu transpiré….
J’aime bien ce genre d’ambiance, alors pourquoi pas lui trouver une place 😉
Ok je te le garde 😉