« On dirait des hommes » raconte l’histoire d’une famille qui vit un drame. Gabriel, 10 ans, court sur une jetée une soirée de grand vent. Il se prend les pieds dans un anneau d’amarrage, tombe à l’eau et se noie. Dominique Bontet, juge d’instruction s’occupe du dossier : elle a un an pour décider si tous les éléments en sa possession concordent bien avec un accident. Dominique Bontet a pour habitude de traiter des dossiers difficiles où les femmes sont souvent les victimes, et les hommes leurs bourreaux. En interrogeant les parents, elle perçoit une intense culpabilité du père (qui ne se sentirait pas coupable ?), une immense tristesse de la mère (quelle mère ne serait pas effondrée ?). « Chasser le souvenir de l’accident est une tâche impossible, il est sous la peau, dans chaque cellule du cerveau. Il faut vivre avec, ou alors se foutre en l’air. Ils ont choisi de vivre. » (…) « Ils vivent au ralenti, conscients qu’ils traversent ce qui ne s’efface jamais, que personne ne sort indemne d’un tel traumatisme. » Un accident comme il en existe tant d’autres, mais pourtant, elle ne parvient pas à clôturer ce dossier. Pourquoi ? Qu’est-ce qui cloche exactement dans cette affaire ? Il lui reste un mois pour se faire son intime conviction. « Dominique pourrait fermer ce dossier. Pourtant, quelque chose l’en empêche : la mémoire de l’enfant, mais aussi la douleur des parents, cet éloignement du monde qu’elle a perçu chez le père. »
« On dirait des hommes » navigue sur deux temporalités. Un passé qui commence avec la naissance du couple de Anna et de Thomas, puis celle de Gabriel. Et un présent qui couvre le temps de l’enquête. Fabrice Tassel axe le récit sur Thomas, ce papa qui n’a pas pu sauver son fils, ce papa qui, si bon nageur n’a pas pu vaincre la force des vagues cette nuit-là. « C’est dans l’eau que Thomas a découvert qu’il pouvait aimer l’effort, la douleur, le dépassement, qu’il n’était pas seulement un dilettante et un jouisseur. Une trentaine d’années plus tard, il reste incapable de donner une explication claire à cette rencontre. Il avait peut-être besoin d’un espace de solitude. Dans l’eau son corps devenait l’unique instrument, un outil épuré qui lui donnait l’impression d’exister par lui-même et non dans le regard impatient et admiratif de ses parents ou dans l’attente d’un destin tout tracé. »(…) « Il aime tout ce qui ne lui a servi à rien lorsque Gabi est tombé. » L’aspect psychologique de ce personnage a été très mûri, il cristallise de très nombreuses émotions. Thomas n’a pas vraiment de buts dans sa vie, ni d’envie professionnelle, ni de désir particulier à satisfaire. J’ai souvent eu l’impression qu’il vivait en dehors de lui-même, comme un spectateur de sa propre existence. (À ce titre, j’ai trouvé intéressant qu’il s’appelle Thomas : jumeau en araméen) Il fait des choix qui n’en sont pas vraiment, les regrette, les rejette, en change, puis recommence, invariablement. Au fur et à mesure du récit, cet homme finit par agacer. En tout cas, il m’a agacée sans que je comprenne réellement pourquoi. Sans doute sa propension, à geindre sans arrêt, pour tout et n’importe quoi, et à baigner dans une sorte d’insatisfaction permanente à laquelle il ne remédie pas, même s’il « nage chaque jour en compagnie de ses démons »
Malgré ce titre, « On dirait des hommes » et l’omniprésence de Thomas, le roman est porté par des femmes, trois voix très exactement : Dominique Bontet, Anna et Iris dont je vais taire volontairement l’histoire. Trois femmes qui, chacune à leur niveau, collaborent et contribuent ainsi à faire entendre leur voix. Même si l’histoire tourne autour des émotions d’un homme, son passé, son présent, son mal-être, ses insatisfactions, ses frustrations, sa culpabilité, ces trois voix incarnent un même chant : celui des femmes. « On dirait des hommes » est bien un roman sur la sororité entre femmes. L’histoire de l’une fait s’interroger l’autre sur sa propre existence, et ce partage amène des constats. « Elle n’a pas de regrets mais elle s’est oubliée. Elle a le droit de se l’avouer. Longtemps, l’amour pour Thomas a suffi, ce bel amour de jeunesse qui résistait aux assauts du temps, cette évidence dans laquelle ils se sont enfermés. », et des questionnements « Thomas l’a-t-il enfermée dans sa vie ? », « Depuis combien de temps vit-elle autour du nombril de Thomas ? » interrogations restées jusque-là silencieuses… Plus généralement, c’est aussi un roman sur la confrontation hommes/femmes.
Plusieurs thématiques sont abordées dans le récit. À travers Dominique Bontet, la bien nommée (Bonté), la notion de justice, et l’habilité à ressentir dans sa chair, les fondations de la construction d’un couple qui, avec les années, se lézardent. « Elle se trouve face à un accident indiscutable dont elle ne voit plus comment l’enchaînement pourrait être remis en cause, et un mensonge dont elle ignore les ressorts profonds. Entre les deux se tisse un lien, elle en est convaincue. » En mentionnant la justice, difficile de ne pas évoquer le mensonge puisque par essence même la justice sert à le débusquer. Dans cette affaire, quelqu’un a-t-il menti ? Le courage fait également partie des grands sujets du texte, le courage de dénoncer, le courage de lever un secret, le courage de sauver un enfant qui se noie. À travers le personnage de Thomas, Fabrice Tassel aborde également les choix que l’on peut faire dans l’existence et qui en déterminent plus tard, les conséquences. « Qu’on le laisse survivre, ce sera largement suffisant, au lieu d’exiger de lui de “l’engagement”. De l’engagement dans l’amour, l’avenir, les autres, comme dans un perpétuel besoin de mouvement qu’il n’éprouve plus. Sauf ici, dans l’eau, parce que s’il n’avance plus, il coule. »
« On dirait des hommes » est un roman noir psychologique étonnant, par sa construction, mais aussi par sa densité. Ce livre fait moins de 300 pages, et pourtant il m’a captivée durant presque trois jours. Il ne fait pas partie de ces récits que l’on dévore en quelques heures, car au cours de la lecture, il arrive qu’on le pose pour laisser vagabonder son imagination et réfléchir à certaines thématiques qui y sont abordées. De plus, et c’est sans doute là l’essentiel, ce qui est écrit est sans doute aussi important que ce qui ne l’est pas. Fabrice Tassel manie les sous-entendus et les non-dits avec une grande dextérité, pour laisser à son lecteur le temps de se faire sa propre opinion. J’ai pris ce temps. J’ai lu entre les lignes. J’ai eu l’occasion de changer plusieurs fois d’avis, et malgré ce temps accordé, je me suis trompée et n’ai pas pu anticiper la vérité dévoilée à la fin. Elle arrive comme un vent violent qui se lève d’un seul coup et vient fracasser vos certitudes… Émouvant, actuel et intelligent.
Je nooootee. Merci à toi pour la chronique Aude. Ma whislist s’est sauvée. 🤣
Je savais bien que tu étais en manque de titres à lire 🤣
Une belle découverte pour moi !