Avez-vous déjà été quitté ? C’est l’abandon soudain de son mari Jacques et des décisions familiales la concernant qui vont jeter Léopoldine dans « La dernière échappée ». À ses côtés, sa petit-fille Chloé prend les choses en main : hors de question de placer sa grand-mère chérie dans un mouroir. Durant « La dernière échappée », Chloé et Léo vont faire chacune le deuil de l’être qui les a quittées, mais aussi se dire ce qu’il reste à se confier lorsque la fin approche. Ici, pas de conflit de générations, entre les deux c’est l’harmonie parfaite, elles se comprennent sans rien se dire. Mais, lorsqu’elles se parlent, c’est pour exprimer l’essentiel. Léo a toute une vie à raconter et un secret à révéler qu’elle a gardé pour elle durant soixante-six ans…. « Toutes les nuits de ma vie, j’ai entremêlé et serré plus fort ce que je ne peux ni défaire ni refaire. Les couches de culpabilité s’empilent depuis si longtemps que je ne suis plus qu’un amas de fautes. »
Léo est une femme de « l’ancienne génération », mariée tôt, mère tôt, tout est arrivé trop tôt, presque sans qu’elle s’en rende compte ou qu’elle ne le décide vraiment. Alors qu’elle a veillé sur sa famille si longtemps, Léo a encore des choses à dire à son mari avant que son souvenir ne s’efface définitivement, avant « La dernière échappée ». « Je sais très bien qu’il n’y a rien après la mort et que personne ne monte nulle part, mais j’avais besoin de m’expliquer. Il fallait que je te dise tout haut pourquoi je m’en vais, pourquoi je quitte notre maison. D’abord, ce qui est sûr, c’est que ma petite-fille ne m’abandonnera pas, elle. Oui, parce que j’ai franchement tous les droits de t’en vouloir. Quoi qu’on en dise, tu t’es fait la malle en douce. Ni au revoir, ni merci, ni rien. Soixante-six ans de mariage et pas un mot. Mais moi ça ne me va pas du tout que tu sois parti sans que je puisse te dire le fond de ma pensée. Une vie entière que j’ai passée à n’être que pour toi. J’aurais préféré naître tout court si on m’avait demandé mon avis. Une existence régie par la tienne, rythmée par tes départs, tes absences et tes retours. Tu trouvais ça tout à fait normal, n’est-ce pas ? Que tout s’organise ainsi. Là, tu rétorquerais sûrement que rien n’était pour toi vraiment, mais tout pour nous, pour la famille, parce que c’est comme ça que cela doit être. J’aurais bien aimé t’y voir. Tenir la maison, vous nourrir tous, être disponible et disposée pour toi et tes enfants. Sans week-end ni congés. Sans rémunération non plus.Être dans le monde m’a manqué, Jacques. Même si j’ai essayé, jamais je ne te l’ai dit ainsi, c’était trop pénible à avouer. J’aurais voulu participer à la vie en dehors de vous. Avoir des collègues, des décisions à prendre, des dossiers à remplir et à envoyer à des gens qui les attendent. J’aurais tant aimé avoir à penser à des choses plus spécifiques que la routine du quotidien. Rien ne m’a jamais excitée. C’est la joie de me sentir vivante qui m’a manqué, celle d’être utile par ma tête.Alors oui, d’accord, je ne travaillais pas comme certaines femmes ou comme celles d’aujourd’hui, mais j’avais la sensation d’en faire dix fois plus que toi, figure-toi. Je n’ai jamais calculé, mais j’aurais pu. Compter l’attente déjà. Sous toutes ses formes. Attendre mes règles chaque mois, attendre un enfant, puis deux, et trois, attendre de pouvoir récupérer un corps qui fonctionne, attendre que tu rentres pour dîner, que tu partes pour faire le ménage, attendre que les enfants reviennent de l’école, qu’ils grandissent pour enfin attendre la ménopause. Et là, attendre encore, la fin des fins. Qui a fait attention à celle qui toute sa vie a attendu que d’autres vivent ? Ma seule carrière fut de devenir une épouse dévouée. »
Chloé a vingt-deux ans, elle est de la « nouvelle génération ». Elle est blasée, cynique, et déjà lasse de cette vie. Dans sa famille, elle a toujours l’impression de déranger. Les relations avec son père Sylvain, fils de Léo sont médiocres… Elle pense qu’il la tolère depuis qu’il a refait sa vie, elle lui en veut terriblement « C’était ma faute s’il n’était pas heureux. Mon existence l’empêchait de s’accomplir. » Alors, quand son père veut décider de placer Léo dans un EPHAD, le sang de Chloé ne fait qu’un tour ! Elle ne laissera pas enfermer dans un mouroir la seule personne qui compte encore pour elle. L’heure de « La dernière échappée » a sonné : à elles, la vie de château et l’heure, peut-être, d’écrire un nouveau chapitre. Pour Chloé, reprendre goût à la vie et trouver sa place sur le grand manège de l’existence : « Je n’ai aucune idée de la place que je peux avoir sur ce spectre gigantesque. Je n’ai pas à fuir mon pays pour éviter la mort et je pourrais même boire l’eau potable au fond des toilettes. Rien n’est tracé pour moi et, de toute façon, je ne peux suivre aucune trace. Plus je constate les privilèges qui sont les miens, moins je sais quoi faire de moi. Je ne sais pas où aller. Il faut que je comprenne ce pour quoi je suis faite sinon les décennies à venir vont être longues. » Pour Léo, penser un peu à elle : « De toute façon, la maternité n’est qu’un immense désert sans route, ni panneaux. Plantée là, un enfant accroché au corps et une conscience aiguë de la responsabilité accrochée à l’enfant. Ma volonté de bien faire était aussi puissante que mon absence d’instinct. Juste la certitude que cette vie moelleuse, cette vie toute rose n’avait que moi. Je leur ai donné tout ce que j’ai pu, sans mesurer ce qu’ils m’ont pris. Et toi (cf: Jacques) jamais tu n’y as fait attention. »
Dans « La dernière échappée », c’est la relation petite-fille/grand-mère qui est mise en lumière. La première est en début de parcours et complètement perdue, la seconde en fin de parcours et ressent la nécessité de faire la paix avec son passé et de prendre ce temps pour enfin se reconnecter à elle-même. Le road trip prend vite des allures de confidences. Elles se disent des choses essentielles. Léo donne à Chloé des conseils précieux pour traverser l’existence, ceux qu’on ne peut livrer que grâce à l’expérience.
Ce qui m’a semblé magistral dans « La dernière échappée », c’est la capacité de Léa Frédeval à nous faire endosser d’abord la peau de Léo, puis celle de Chloé et inversement. Quel que soit votre âge ou votre vécu, l’empathie est immédiate pour l’une et pour l’autre. En Chloé, je vois mes filles, et donc un peu de moi à leurs âges, la spontanéité des actions, le cynisme, le côté sans filtre : elle ne mâche pas ses mots. « Han, mais oui, tu veux dire que ton père n’est pas mort au bon moment ? C’est vraiment dégueulasse de sa part de ne pas avoir prévenu, à cause de lui vous n’avez pas eu le temps de vous organiser dans vos vies toutes pourries. Non, vraiment, c’est pas cool ! » Elle ne sait pas très bien ce qu’elle va pouvoir faire de sa carcasse, elle n’a aucune confiance en elle. En Léopoldine, je vois le destin de beaucoup de femmes qui ont sacrifié leur vie personnelle sur l’autel de leur famille. Une maison à gérer, un quotidien à huiler, pas le temps de réfléchir. Quand vient le temps de penser un peu à soi, et que ce même temps est compté, on peut s’octroyer un peu de vérité vis-vis de soi-même. La vie est passée en un souffle, les souvenirs se donnent le droit de remonter à la surface. Plus besoin de se cacher, plus besoin de se mentir, Léopoldine peut encore confier à quelqu’un, sa petite fille, qui elle est vraiment. « J’ai vécu une vie. La mienne, je l’ai donnée à d’autres. Elle s’est remplie de tout sauf de moi. Et maintenant regarde : je suis avec ma petite-fille, loin de ma maison et de mes enfants qui ne me cherchent même pas. C’est triste, non ? »
L’écriture de Léa Frédeval est d’une délicatesse rare. Toute en nuance et en subtilité, elle avance lentement dans le cœur de ces deux femmes. Elle décrit la vie avec une justesse et une pertinence hors du commun pour ses 33 ans (elle est née en 1990), la jeunesse désabusée, la sagesse de la vieillesse. « La dernière échappée » ferait d’ailleurs un excellent film tant sa plume est cinématographique, et ses dialogues percutants. Elle a tellement de choses à dire Léa… sur la jeunesse fatiguée avant d’avoir vécu et la peur de l’avenir par le prisme de Chloé, puis sur la vie sacrifiée aux convenances, une existence qui passe trop vite. Il est saisissant de constater autant de maturité dans l’expression des émotions. J’en prends pour exemple l’expression de la colère. Celle de Léopoldine par exemple : « Ma colère est un moteur. Un moteur alimenté régulièrement, qui tourne depuis toujours et ne demande qu’à s’emballer. C’est grâce à elle que j’ai tenu toute une vie. Elle me protège. Elle attaque pour prouver que je suis capable de me défendre. Je sais bien que ce n’est pas facile pour ceux qui m’entourent, que c’est même injuste, mais je n’ai jamais réussi à faire autrement. Si je la fais taire, je m’abîme. Et pour ce qui est de m’abîmer, les autres s’en chargent déjà assez. Je suis comme ça et si ça ne convient pas, à dégager. », puis l’analyse de Chloé face à cette colère : « Mais il me faut prendre soin de cette colère, l’inviter à s’évacuer ou à se transformer de temps à autre pour en faire une alliée. Je crois que Léopoldine n’a pas fait attention et a laissé sa colère grandir seule, sans compagnie et, rebondissant violemment car coincée à l’intérieur, elle a fini par la blesser avec la vivacité d’une hargne sourde. » Comment ne pas adhérer à l’analyse de Léopoldine, puis à celle de sa petite-fille dans cette confrontation de points de vue ? Personnellement, je me reconnais dans chacun de ces commentaires.
Vous l’aurez compris, « La dernière échappée » est un énorme coup de cœur parce qu’il renferme l’essence même des vérités de l’existence, qu’il fait cohabiter la jeunesse et la vieillesse sans jugement de valeur, avec l’intention subtile de les confronter afin que chacun en tire la substantifique moelle. La relation entre Léopoldine et Chloé est un reflet assez saisissant de celle que j’aie pu vivre avec ma propre grand-mère. Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle ce roman m’a tant touchée. Mais je pense aussi à mes filles qui ont la vie à affronter, qui sont surprises par tant de décisions à prendre, par la violence du monde, par l’agressivité des mots et par cette perte de repères qui rend chaque choix extrêmement ardu. Je veux leur transmettre les mots de Léa, à travers ceux de Léopoldine : « Ta vie, c’est ta vie. Les autres, les gens, ne penseront qu’à eux. Même s’ils t’aiment, le choix final ils le feront pour eux, et toi, ma petite, tu passeras après. Tu dois être ton premier choix, tout le temps. Ça ne veut pas dire être égoïste, ça veut dire que tu as compris que la vie est courte et que tu n’en auras pas d’autre. Souviens-toi : il n’y a que toi qui comptes. » Tout simplement sublime de la première à la dernière ligne.
Lien vers la bande annonce du film de Léa Frédeval “Les affamés”
Découvrez un autre roman formidable sur une relation entre une personnage âgée et une jeune femme
Sublime et délicate chronique. Merci à toi Aude. 🙏❤️
Merci beaucoup 😊
❤️
Ton enthousiasme est clairement communicatif. Que de cœur dans cette chronique !
Quel livre magnifique ♥️
Magistrale 🥰 je vois que tu crées l’enthousiasme et c’est chose méritée 🙈 je suis 🤔😅.
Après ce retour il est bientôt chez moi ce livre 😊
Il va te plaire !!
Quelle chronique !