Peut-on réellement être heureuse, lorsqu’on se sent obligée de faire quelque chose que l’on n’a pas envie de faire ? Il ne s’agit pas de ces petites choses sans importance qui plombent le quotidien, c’est bien plus sérieux. Sarah fait un enfant pour faire plaisir à son mari, parce qu’il le lui demande. Sarah, elle, n’a aucune envie d’être mère. C’est par amour (on pourrait développer ici la définition de l’amour, mais je pense que tout le monde sait à peu près à quoi je fais allusion) qu’elle décide d’accéder à ce souhait. Et, pour ne pas le perdre. Très vite, cet enfant la dévore avec ses « Petites dents, grands crocs ». « Passé les quelques heures d’éblouissement, qui ont malgré tout suivi l’accouchement, je suis devenue une carapace sans chair, recouverte de vêtements, sous laquelle il n’y aurait eu que du vent. »
Lorsque Thomas naît, l’équilibre familial est évidemment bouleversé, rien de surprenant au final : Le couple conjugal s’efface peu à peu pour devenir le couple parental. Le problème, c’est que rapidement les liens entre Pierre et son fils prennent toute la place. Une complicité intense voit le jour. Et Sarah, qui n’a été finalement qu’une poule pondeuse, se sent rejetée, car elle est mise de côté. « J’avais mis au monde un enfant, et ce qui aurait dû me combler me dépouillait au contraire de tout ce qui composait ma personnalité. J’avais cessé d’être Sarah, la fille, la femme, la cousine, la collègue, l’amie, l’amoureuse. Ne restait qu’une énigme. Une enveloppe à remplir. Une ombre à apprivoiser. Et je ne m’en sentais pas la force. J’étais piégée. Thomas était devenu ma prison. » Pierre et Thomas créent ensemble de petits rituels, comme il est normal d’en mettre en place avec son enfant. Dans une situation classique, chaque parent a le sien. Ici, on ne parle que des rituels entre père et fils. Parmi ces habitudes, il y a cette petite comptine très irritante, qui même moi à fini par m’exaspérer.
« Petit chat, petit loup,
Petit tigre, petit ours,
Petites dents, grosses dents,
Petites griffes, grosses pattes.
Petite souris, petites pattes,
Petit chiot, petits crocs. »
La petite ritournelle vient et revient au gré des pages, et à tendance à rendre dingue l’esprit le plus équilibré. Sarah épouse et mère comblée ? Il y a clairement quelque chose qui a échappé au plus grand nombre, à son mari surtout qui fait comme si, ne semble ni la voir, ni l’entendre. On peut difficilement être comblée lorsque l’on n’est pas en accord avec ses propres choix, ni décisionnaire de ses propres projets de vie. Le seul vrai choix de Sarah est de quitter le service RH pour lequel elle travaille dans une grande entreprise, afin de s’accorder une année sabbatique pour écrire. Pour avoir été mère au foyer, avec mes trois enfants, je savais d’avance que cette décision était pourrie. Croire qu’être à la maison peut permettre de se dégager du temps et de s’affranchir des corvées, ou de l’enfant à élever, est pure illusion.
D’autant que Sarah, piégée par la domesticité, elle voudrait « foutre le camp à l’autre bout du monde », voit rapidement sa santé se dégrader.
Ce que j’ai particulièrement aimé dans ce roman, c’est qu’il arrive un moment où le lecteur ne sait plus distinguer le vrai du faux. Il est dans la tête de Sarah puisque le récit est à la première personne du singulier. Les seuls moments où l’on a tendance à croire ce qu’elle vit, proviennent de ses carnets qui apparaissent dans le récit en italique avec une date. Pour le reste, on ne sait pas vraiment si Sarah imagine des choses ou si elle les vit réellement. On ne sait pas non plus si son état de santé se dégrade vraiment, ou si elle a l’impression d’étouffer. Les relations avec son mari sèment le doute. Un jour, il a l’air adorable, la fois d’après il est odieux. « J’ai parfois l’impression que Pierre se sert de mon corps, de mon vagin, comme d’une main géante qui le masturberait. En réalité, nous ne faisons pas l’amour, Pierre se branle dans mes orifices, jusqu’à ce que son sperme se répande dans mes entrailles. » Les pistes sont brouillées, les faits s’entremêlent, la réalité et la fiction ne font plus qu’un.
« Petites dents, grands crocs » et le récit d’une femme en perdition, qui se noie. Il est impossible de trouver une raison rationnelle à cet état de fait. Si ce n’est une dépression post-partum, la pression familiale d’un époux parfois pervers narcissique, ou de réels problèmes de santé. (même si l’on a du mal à croire qu’une carence en fer puisse provoquer de tels états : une fatigue inhabituelle, des maux de tête, une chute de cheveux.)
Puis arrive la fin, et là c’est un énorme choc. Jamais je n’aurais pu imaginer ce que Emilie Guillaumin propose ici. C’est absolument terrifiant et totalement crédible. Cette fin clôture admirablement bien une plongée en enfer, entre rêves et réalité, où l’on ne sait plus très bien qui, de l’un ou de l’autre, est vraiment psychologiquement malade… Jusqu’à cette toute dernière phrase qui vous percute avec la violence d’un 38 tonnes. En refermant le livre, j’étais sonnée. Littéralement sonnée. Je ne suis pas forcément adepte des fins, j’aime plutôt décortiquer le chemin proposé par l’auteur pour nous y amener. Ici, non seulement le chemin est énigmatique et opaque, mais la chute est impossible à oublier.
Du grand art, du début à la fin !
ça va être sacrément difficile de résister à une chronique pareille. On sait à la fois où on met les pieds, et pas du tout. Enthousiasmant
Tout est une surprise dans ce roman ! Formidable !
Merci Aude, j’avais repéré Émilie pour son roman L’embuscade et tu viens de me titiller avec cette chronique moi qui suis un adepte des fins qui nous laisse bouche bée. Bonne journée.
Tu vas être servi 😉
Intriguant et si en plus un 38 tonnes me percute!!! Aude tu m’énerves. Ta chronique m’a convaincue, je n’ai plus trop le choix … 🙈😊
Ahahahahaha !!!
Ton billet lui-même est très prenant et donne envie de découvrir ce roman.
Merci. Superbe roman ❤️
Et bé. Il me semble que pour Gérard Collard, c’est un coup de cœur. Un 38 tonnes dans la face, j’aime ça, moi. Merci pour la chronique Aude. 🙏😘
Oui j’ai vu, merci Gérard 😍
Merci à toi aussi Aude. ❤️
Merci pour ta chronique. Je l’ai lu en décembre dans le cadre d’une masse critique privilégiée.
Comme toi la ritournelle m’a agacée. Vers la fin, je sentais bien qu’il y avait quelque chose de bizarre et là ce qui arrive est vraiment surprenant.
J’ai dans ma PAL, L’embuscade et je vais certainement le lire très vite 🌞
J’ai sorti l’embuscade de ma bibliothèque aussi.
Très certainement ma prochaine lecture !
Je suis curieuse d’avoir ton sentiment 😉