Aude Bouquine

Blog littéraire

Chrystel Duchamp m’avait séduite l’année dernière avec « Le sang des Belasko » par l’originalité de sa construction narrative, une maison comme personnage central, et la dextérité avec laquelle elle avait su développer ce huis clos. Cette année, la voilà de retour avec un roman très différent, mais toujours soucieuse d’offrir une certaine originalité. « Délivre-nous du mal» c’est l’histoire d’Anaïs dont la sœur s’est évaporée après une conversation un peu animée sur un sujet sensible. Persuadée qu’Esther a été kidnappée, elle fait appel à Thomas, commandant de police judiciaire pour la retrouver. C’est aussi l’histoire de Mathéo, photographe Urbex qui cherche à « capturer l’âme du vide ». C’est encore l’histoire de Pierre, 65 ans, devenu veuf récemment qui voit le fantôme de sa femme. Sauf que… Anaïs, Mathéo et Pierre ne vivent pas dans le même espace-temps. Chacun de ces personnages dont l’histoire est racontée dans la partie « prologues » respire à une année d’écart. 

« Délivre-nous du mal » est construit en trois parties, mais ces trois parties ne déroulent pas celles du prologue. Vous me suivez ? Cela veut dire que dans la partie 2 par exemple, l’auteur ne va pas développer l’histoire de Mathéo. Pourtant, c’est ce à quoi je m’attendais… Chrystel a fait un autre choix de narration. J’avoue avoir été un peu inquiète de savoir comment elle allait s’y prendre pour que le récit continue sans que le lecteur ait l’impression qu’il soit haché, ou que l’auteur se contente d’utiliser la mention « un an plus tard ». Certes, l’enquête se déroule sur plusieurs mois, mais son évolution ne se sent pas passer… Elle est naturelle, presque invisible. Les protagonistes rencontrés dans le prologue sont insérés dans le récit comme si les retrouver coulait de source, sans qu’ils prennent toute la place. 

« Délivre-nous du mal » aborde donc le thème de la disparition, volontaire ou forcée. Partant du postulat que l’on ne connaît jamais réellement les gens qui nous entourent, l’auteur aborde cette volonté de disparaître née au Japon (les évaporés). « Leur but : tout abandonner, tout recommencer». Cela n’est pourtant pas si simple… Il y a ceux qui disparaissent par choix, et ceux qui disparaissent par nécessité. D’autant qu’ici, les disparitions ne concernent que des femmes, comme par hasard. Alors, si tous les éléments d’un bon polar sont réunis, disparitions, découverte de corps, enquête de police, qu’est-ce que ce roman a précisément de différent ? 

D’abord, Chrystel Duchamp a une manière singulière d’utiliser l’espace-temps qu’elle s’approprie totalement pour en faire vraiment ce qu’elle veut. Le lecteur a l’impression que le récit est linéaire alors qu’il ne l’est pas du tout. Pour annoncer le temps qui passe, pas de grosses ficelles, pas de gros sabots. Douceur et virtuosité. Ensuite, j’ai trouvé qu’elle avait vraiment travaillé ses transitions (cela va de pair avec son utilisation de l’espace-temps) pour annoncer des actions ou des twists insérés dans le récit de manière naturelle, presque désinvolte, sans allumer de grosses lanternes rouges censées interpeller son lecteur « c’est maintenant, c’est là que tu dois te concentrer ! ». Enfin, et c’est peut-être la grande nouveauté par rapport à ces romans précédents, elle a inséré dans le roman des problématiques de société. Je crois qu’elle touche là un point essentiel pour sortir de la case « polar grand public » en se rapprochant petit à petit du roman noir. Il faut bien comprendre que lorsque l’on est un grand lecteur de littérature noire, les enquêtes de police finissent par lasser, même si cela reste agréable à lire. Une lecture de détente dont on se souvient à peine quelques semaines plus tard. Lorsque l’on touche au roman noir en abordant des thématiques sociétales, on joue dans une autre cour. Je pense que Chrystel Duchamp l’a compris. Sous le couvert de disparitions, « Délivre-nous du mal » aborde surtout des évènements qui se déroulent derrière des portes closes et qui ont des conséquences graves sur le psychisme de celles qui le subissent. Il suffit alors de croiser sur sa route la personne qui va vous permettre de livrer une bataille. L’auteur développe alors son propos dans une dernière partie qui flirte avec le fantastique, presque le conte. Jusqu’où peut-on aller pour défendre une cause ?

Encore une fois, j’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir ce troisième roman, fort réussi. J’ai particulièrement aimé sa construction, la surprise engendrée par le placement tout sauf simpliste des pions sur l’échiquier, la volonté de se renouveler et de ne pas se reposer sur ses lauriers. Si l’on écrit pour être lu, il ne faut pas négliger la pression qui pèse sur les épaules d’un auteur sur les ventes. Or, pour vendre, on se trahit parfois… J’espère de tout cœur que tel ne sera pas le cas. 

LE SANG DES BELASKO, Chrystel Duchamp – L’Archipel, sortie le 14 janvier 2021

4 réflexions sur “DELIVRE-NOUS DU MAL, Chrystel Duchamp – L’Archipel, sortie le 20 janvier 2022.

  1. Yvan dit :

    J’aimerais que tu vois juste et que l’autrice se tourne de plus en plus vers le roman noir. Parce qu’elle a le talent pour le faire et des choses à dire. Donc : vivement le quatrième ! 😉

  2. Elle surprend, à chaque fois. Pour l’instant, malgré les risques, je trouve qu’elle s’en sort vraiment bien ! Et comme dit Yvan, vivement le 4eme !

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