Aude Bouquine

Blog littéraire

On entre à pas feutrés dans « De silence et de loup » comme si l’on marchait sur un lac gelé sans pouvoir estimer la taille de la couche de glace sous nos pieds. Est-elle fine ? Épaisse ? À quel moment les eaux du lac peuvent-elles se fendiller, alertant notre ouïe aux aguets, plongée dans ce silence blanc où rien ne filtre, rien ne bruisse, rien ne remue ? Voilà un roman bien singulier qui commence à Tiksi, petite ville de Sibérie et nous embarque dans une expédition à bord d’un voilier, direction le cercle polaire. C’est l’histoire d’une histoire dans l’histoire, un témoignage griffonné sur un carnet, commencée en 2017 par Anna, journaliste, à destination de son frère Dom Joseph dont le nom, Sacha Liakhovic a été effacé lors de son entrée dans un monastère. Elle y raconte cette aventure extraordinaire qu’elle s’apprête à vivre à travers « le désert blanc», les préparations du départ, les premiers ennuis techniques, les constats climatologiques, les interactions du groupe. Pour ne pas oublier cette histoire dans l’histoire, le lecteur se retrouve donc régulièrement en compagnie de Sacha, en 2019, dont le récit de sa sœur l’émeut au plus haut point, lui qui s’est retiré du monde volontairement. Pourtant, ces deux-là restent connectés, par-delà la distance, par-delà le temps. Chacun à son image, ils vivent sur une « île lointaine ». « Son île à lui, c’est le monastère, son océan, le silence sur lequel il espérait voguer sans émois. » 

Alors que la température extérieure baisse inexorablement à mesure que l’expédition avance, alors qu’elle se fige prise au piège par les eaux glacées, alors que la promiscuité devient plus étouffante, des révélations éclatent au rythme des drames qui se jouent. Si les premières pages immergent le lecteur dans ce paradis blanc dont le silence ferait presque rêver, ce n’est que pour donner à Patrice Gain la machiavélique opportunité de créer une purée de pois, un brouillard opaque que dissimule ce décor lisse, silencieux, étouffé aux douleurs du monde. Et des douleurs, il y en a… Inattendues et éprouvantes, lancées ici ou là par petits à-coups, parfois une phrase, parfois deux ou trois, sans qu’aucun signe annonciateur ne le laisse présager, sans warning, sans en faire trop, comme pour préserver le silence tantôt apaisant, tantôt assourdissant. Rien ne laissait augurer les révélations infâmes que le lecteur découvre ici. Une vie disséquée, parce que le temps arrêté permet de faire le point, de remettre les pendules à l’heure, de dire simplement la vérité dans sa forme la plus nue. Elle dans le froid polaire, lui dans le froid de son monastère, quand chacun se pensait « (….) à l’abri des tribulations de l’humanité. » Quand les mots prononcés le sont au soir d’une vie, quand il n’y a plus rien à perdre ni à gagner, ils prennent alors tout leur sens. Inutile d’en dire trop. Inutile d’en faire trop. Inutile de rajouter l’horreur à l’horreur. Patrice Gain l’a bien compris. Il dose, il mesure chaque parole, il jette du sens dans l’opacité de la nuit. « Le froid est un fauve. Il ne laisse aucun répit. Sortir, c’est livrer un combat. » Cet affrontement, Anna le livre. Sans faillir. En luttant contre la nature, contre ses souvenirs même si elle les appelle de sa force, contre la nuit, contre la solitude, dans ce paysage hostile, inhospitalier qu’elle apprivoise pourtant. « La nuit polaire est une sorte de crépuscule. La toundra s’étire vers le néant, blanche dans un ciel de suie, sans arbres et sans vent. Sans bruit. Rien. C’est terriblement angoissant. Oppressant et beau à la fois. D’une pureté désolante et primitive. »

J’ai pensé m’égarer dans ce silence blanc, absolu. Il en a été ainsi sur une centaine de pages. Puis, Patrice Gain a choisi un autre chemin, une autre intonation. Il a rétréci l’image, il a focalisé sa narration sur les relations humaines. Relations fraternelles. Relations maternelles. Relations amoureuses. Il a comprimé mes poumons, étranglé mes attentes, limité mon espace, il a ajusté son viseur afin que je perçoive, que je sente dans mes chairs ce qui se jouait ici, alors que « La fragile lumière du doute s’est immiscée. »… Il l’a fait avec grâce, avec élégance, mais avec véracité, pour que je puisse marcher sur le lac sans que la couche de glace ne se morcelle brutalement. Sur le blanc de la neige aveuglante gît désormais un exceptionnel roman noir.

2 réflexions sur “DE SILENCE ET DE LOUP, Patrice Gain – Albin Michel, sortie le 1er septembre 2021.

  1. Yvan dit :

    Malgré les retours quasi unanimes, malgré l’horreur de ce qui fait le fond de ce livre, je suis resté un peu sur le côté. Il m’a laissé un peu… froid (surtout dans sa première moitié). Chaque lecture est personnelle, ce peut être le moment aussi, va savoir.

  2. Aude Bouquine dit :

    C’est vrai que la première partie doit s’apprivoiser et que parfois, la magie n’opère pas…Je ne savais rien de ce roman et je dois avouer que je n’ai rien vu venir.Je me suis posée beaucoup de questions concernant la première partie, mais je ne vois pas comment il aurait pu faire autrement pour poser l’intrigue.

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