Aude Bouquine

Blog littéraire

Cette chronique aurait pu être une succession de citations relevées dans « Le carnaval des ombres » tellement RJ Ellory possède cette virtuosité de si justement décrypter les émotions humaines. Les auteurs susceptibles de dépeindre de façon si précise la palette de ces émotions sont rares et précieux. RJ Ellory n’a plus rien à prouver de ses aptitudes de conteur et de cette magistrale aisance qui est sienne de prendre son lecteur par la main pour l’emmener dans son univers. Non seulement ce roman touche en plein cœur grâce au chemin que parcourt Travis, lui qui était tellement sûr de ses croyances, mais l’auteur installe une atmosphère impossible à quitter. On voudrait que la lecture dure toujours et que le mot fin n’y soit jamais apposé. Tels certains autres grands qui suscitent chez moi la même émotion, comme Dennis Lehane ou Stephen King par exemple, je ne comprends pas pourquoi ses romans n’attirent pas les scénaristes cinématographiques. Tout est là pour faire un grand film, digne des plus immersives productions. 

RJ Ellory est semblable aux grands vins qu’il faut laisser mûrir et lorsque le plaisir d’ouvrir la bouteille arrive enfin, c’est un véritable régal. Je crois qu’il pourrait m’emporter n’importe où, en écrivant sur n’importe quel sujet que je le suivrais les yeux fermés. 

A contrario de la célèbre réplique, « We are not in Kansas anymore », ici nous sommes bien au Kansas, précisément à Seneca Falls en 1958. La période des années 60 aux États-Unis est un terreau extrêmement fertile pour l’écrivain anglais qui s’intéresse aux faits de société et à la politique américaine. Il a déjà écrit sur Kennedy, sur la CIA, sur la Mafia. Le voilà maintenant sur les terres du FBI dirigé alors par le troublant J. Edgar Hoover : la plongée est y vertigineuse. L’auteur nous embarque dans les arcanes de cette institution, dévoile les méthodes qui y étaient testées, les projets en devenir d’un être mégalomane soucieux de demeurer dans l’Histoire.

 Le « Carnaval Diablo » se produit dans cette petite ville. Un cadavre est retrouvé là. Le FBI y envoie un seul agent : Michael Travis, 31 ans. Tandis qu’il interroge les habitants ainsi que les membres du cirque que l’on appelle fréquemment des « freaks » puisqu’ils ont des caractéristiques physiques particulières, de nombreux souvenirs remontent à sa mémoire. «Quand il y repensait, c’était comme s’il avait deux types de souvenirs à l’horizon de sa mémoire : ceux d’avant et ceux d’après. Les premiers étaient sombres, les seconds plus sombres encore.»

« Le carnaval des ombres » est un roman d’ambiance illuminé par des personnages solaires qui révéleront chacun leur part d’ombre. Travis en est le personnage principal puisque le voyage que nous propose RJ Ellory est tout en introspection à travers cet homme qui croyait tout savoir de lui-même. Travis est sûr de lui, droit dans ses bottes, a des convictions fortes et des idées bien arrêtées. Le FBI est sa maison de cœur, il est entièrement dévoué à sa tâche. Des évènements particuliers vont mettre à mal cette manière de penser, et l’obliger à réfléchir sur ses propres croyances, ce qu’il pensait immuable et pérenne. Par de fréquents retours en arrière, dans le passé de Travis, l’écrivain nous autorise à pénétrer dans son intimité et à éclaircir, grâce à la mention d’évènements particuliers de son enfance, de sa jeune adolescence, de son éducation, de sa cellule familiale, les lents changements qui vont s’opèrer en lui. Son enquête et sa rencontre avec Edgar Doyle vont achever d’ouvrir les portes de la conscience. Trop habitué à « sa propre compagnie », Travis avait mis des barrières autour de ses souvenirs, et c’est lentement, par des cauchemars, des évènements précis et des paroles de vérité que ces barrières tombent progressivement. La vérité trouve toujours un chemin même si l’individu concerné s’efforce de se la cacher. Les questionnements de Travis sont un peu les nôtres : quels souvenirs sont de l’ordre de ce qui nous a été raconté et lesquels sont l’exact reflet de la réalité ? De quoi est faite l’identité personnelle d’un adulte ? Quelle est la part du vécu, de l’enfance, dans la construction de la personnalité ? Le voyage intime et privé de Travis a flirté avec le mien, et la grande force de RJ Ellory réside dans le fait qu’il flirtera certainement avec le vôtre aussi. Ce périple ne peut se faire seul, surtout lorsqu’on a décidé de se mentir à soi-même. Il arrive par les autres. Ici, la vérité perce grâce aux « freaks » de ce cirque ambulant, notamment par l’intermédiaire de Edgar Doyle qui endosse le rôle naturel de guide spirituel, celui qui fait ouvrir les yeux et aide à prendre conscience, celui qui force les barrières de l’esprit et en fracture les murs. 

Cette propension à l’identification des personnages et à leurs questionnements déclenche la palette des émotions. L’auteur décrit des rites de passage nécessaires lorsque Travis est forcé de sortir de sa zone de confort : le déni, la colère, les tractations avec sa conscience, mais aussi avec les autres, l’acceptation. Il fait le deuil de lui-même, et le lecteur le suit sur ce chemin en faisant lui aussi le deuil du sien. La justesse des réactions catalyse la justesse des émotions décrites. Les personnages deviennent des êtres vivants que l’on côtoie dans la vie réelle, ont une vraie humanité et ne sont plus cantonnés à de simples personnages de roman. Le lecteur lui est totalement acteur de sa lecture par son implication émotionnelle. Compassion et empathie.

« Le carnaval des ombres » recouvre le chapiteau de nos propres existences. RJ Ellory y apparaît comme le grand prestidigitateur qui fait voler nos certitudes. Ce texte n’est pas seulement un roman, il met en lumière des principes fondamentaux de questionnement pour qui veut creuser les coulisses de sa propre existence. « Peut-être que la seule chose prévisible dans la vie était son imprévisibilité inhérente. » L’écrivain peut s’enorgueillir de se révéler comme un coach de vie. « Nous sommes responsables de tout ce qui nous arrive, même les choses dont nous pensons qu’elles sont motivées de l’extérieur. La pensée et la faculté de décision sont supérieures à tout le reste. Le pouvoir de la pensée est le pouvoir de l’esprit, l’esprit gouverne le corps et le corps fait simplement ce qu’on lui dit de faire. Si vous êtes dans un trou, c’est vous qui l’avez creusé. » Ce roman fera partie des rares livres que je m’autoriserais à relire plusieurs fois, à différentes étapes de la vie, pour en savourer les mots et les conseils de vie. Je remercie les éditions Sonatine de leur confiance.

LE JOUR OÙ KENNEDY N’EST PAS MORT, R.J Ellory – Sonatine, Sortie le 4 Juin 2020.

LE CHANT DE L’ASSASSIN, R.J Ellory – Sonatine, sortie le 23 mai 2019

SEUL LE SILENCE, R.J Ellory – Sonatine

PAPILLON DE NUIT, R.J Ellory – Le livre de poche, sortie le 1 février 2017

12 réflexions sur “LE CARNAVAL DES OMBRES, R.J Ellory – Sonatine, sortie le 3 juin 2021

  1. Matatoune dit :

    Un de mes prochains alors je reviendrai plus tard lire cette chronique !

  2. Bonjour et merci pour cette belle chronique ! Un auteur à la hauteur de Dennis Lehane ? C’est suffisant pour me convaincre ! J’ai un peu honte de l’avouer, mais je n’ai jamais lu R.J Ellory… Alors je vais m’empresser de me rattraper !

  3. Aude Bouquine dit :

    Ah oui ! Il faut lire cet auteur. Je n’ai pas encore tout lu, je m’en garde pour les grosses pannes de lecture !
    Commence par « seul le silence », tu auras une bonne idée 😉

  4. Yvan dit :

    Si je n’avais pas déjà lu ce chef d’œuvre, après ta chronique lue ce soir je serais allé fracturer une librairie pour l’avoir de suite ! 🙂

  5. Aude Bouquine dit :

    Je viens avec toi : je n’ai jamais cambriolé une librairie mais l’idée est tentante 🙄

  6. Yvan dit :

    on fera ça juste avant ton départ pour l’étranger ! j’assumerai seul 😉

  7. Aude Bouquine dit :

    Ne me tente pas 🤣

  8. Yvan dit :

    je vois, tu me laisserais porter le chapeau. C’est beau les amis ! 😉

  9. Je comptais le lire car je ne manque aucun thriller de ce génial auteur, mon préféré d’entre tous. Après avoir lu ta critique dithyrambique ce sera ma toute prochaine lecture après le Thilliez que je finis. Merci Aude ! 😊

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