Aude Bouquine

Blog littéraire

Notre part de nuit de Mariana Enriquez. Version Audiolib lue par Féodor Atkine, Clara Brajtman et Françoise Cadol

Nous avons tous « Notre part de nuit ». Chez certains, cette partie est plus puissante que chez d’autres, plus opaque, noirceur plongée dans des ténèbres sépulcrales. Au cœur de l’Argentine, un père entraîne son fils dans une cavale pour des raisons obscures. Juan est né avec une grave malformation cardiaque. Il a déjà subi plusieurs opérations et cela depuis son plus jeune âge. Chacune semble le laisser plus affaibli. Son fils Gaspar, enfant au début du roman, pleure le décès de sa mère Rosario, écrasée par un bus. Celle-ci fut la première femme argentine à avoir obtenu un doctorat en anthropologie à Cambridge. Le couple formé par ces deux êtres est tout sauf singulier. Juan est « le Médium » d’une organisation appelée « L’Ordre » qui a pour but de nourrir « l’Obscurité ». Il est susceptible d’«(…) entendre le son des couleurs», il est «capable d’entendre pousser les plantes», il sait parler grâce à la méthode du pishogue, une forme de communication secrète. Plus dérangeant, il voit les morts. Gaspar les voit également… Ce « don » dont le père ne veut pas parler frappe également le fils. Le jeune âge de celui-ci permet à Juan de raconter des histoires, de tenter de l’embobiner, de dédramatiser. «Je te jure qu’ils ne peuvent rien te faire. Ce ne sont pas des hommes et des femmes, ce sont des échos.» Ce cerveau malléable peut encore croire à ce que lui dit son père, mais ses entrailles savent qu’il est « spécial ».

« Notre part de nuit » est un roman choral composé de six parties aux titres énigmatiques, apposées de manière non chronologique : « Les griffes du Dieu vivant », « La main gauche du docteur Bradford entre dans l’Obscurité », « Le problème des maisons isolées », « Cercles de craies », « Le puits de Zañartú », « Les fleurs noires qui poussent dans le ciel ». Chaque chapitre est dédié à une voix qui, à sa manière, raconte son vécu. Certaines informations s’entrecoupent, sont parfois redondantes, mais apportent toujours une part de lumière au cœur de la part de nuit. 

En sus, de nouveaux éléments sont révélés qui, mis bout à bout, permettent au lecteur d’appréhender les différentes existences narrées dans leur globalité. Même si je ne raffole pas des comparaisons, difficile de ne pas penser à « La route » de Cormac McCarthy ou aux ouvrages de Stephen King qui ne cessent de décrypter les relations père-fils. Cette part de nuit, c’est d’abord celle de Juan, désigné comme le Médium, choisi par l’Ordre pour accomplir une mission. De facto, c’est aussi celle de Rosario qui partage sa vie, lucide quant aux desseins attendus par l’Ordre. Enfin, c’est celle de Gaspar, victime collatérale de cette union, entouré d’une aura que ses parents tentent d’étouffer. 

La relation entre Juan et Gaspar occupe une grande partie du récit dès le début puisqu’il ne reste qu’eux. Juan est un père étrange, qui parle par énigmes en utilisant des concepts difficiles à comprendre pour un petit garçon. «Je ne veux rien de vivant dans cette maison.» lorsque Gaspar émet le désir d’avoir un chien, «Il ne faut pas maintenir en vie ce qui est mort» ou encore «Les fantômes sont réels. Et ce ne sont pas toujours ceux qu’on appelle qui viennent.» Gaspar est un petit garçon triste, inconsolable, abattu qui ne comprend pas les réactions de son père, sa part de nuit. Leur relation oscille sans arrêt entre l’affection et l’hostilité, la douleur et les bonheurs partagés, l’honnêteté et le mensonge, la santé et la maladie, l’obscurité et la lumière.

« Notre part de nuit » est un roman d’une remarquable densité, naviguant entre réalité historique (dictature militaire argentine et Londres dans les années 70), illusions réelles et réalités chimériques. Mais pas seulement… Tout le sel du roman imaginé par Mariana Enriquez repose sur le parfait dosage de fantastique qu’elle distille par petites touches, avec grande intelligence et fort à propos, sans jamais faire basculer le récit dans une histoire à laquelle on ne croit pas. L’Obscurité va jusqu’à transpercer les pages pour atteindre les peurs profondes du lecteur, en sublimant les corps outragés, les monstres effroyables, les sacrifices pétrifiants et les pratiques cauchemardesques. «L’Obscurité avait faim et ne refusait jamais ce qu’on lui offrait.» Malgré cette boulimie opaque dénuée de raison, malgré la maladie qui le terrasse, Juan se donne comme mission de protéger son fils coûte que coûte. Et c’est, dans cette part de nuit, que jaillit toute la beauté de la relation père-fils. « The dead travel fast », les morts se déplacent vite, mais les vivants aussi. Toute l’urgence d’avoir un coup d’avance exacerbe les émotions, confère aux personnages leur statut d’êtres de chair, et marque le lecteur au fer rouge. 

Ce roman est un véritable ovni, autant par son originalité, par son écriture, et sa construction, que par les émotions qu’il catalyse. Un très grand roman, un très beau roman, une magistrale part de nuit. 

Mon avis sur la version audio : 

« Notre part de nuit » demandait déjà une énorme concentration dans sa version papier. Autant dire que pour la version audio, 27 heures et 42 minutes d’écoute, la concentration requise est plus intense encore, surtout si l’on découvre le texte. La grande force de cette version audio réside dans le choix des lecteurs : Féodor Atkine, Clara Brajtman, Françoise Cadol qui sont tout à fait exceptionnels dans cet exercice et qui, sans conteste, apportent au roman une dimension singulière et un vrai supplément d’âme. La grande majorité du texte est lue par Féodor Atkine puisqu’il incarne le rôle de Juan, père de Gaspar. Le timbre de sa voix rauque, grave, sublime le texte tout en accrochant le lecteur pour ne plus jamais le lâcher. Les colères de Juan, ses angoisses, ses psychoses sont amplifiées par cette éloquence hors du commun. Les voix féminines Rosario et Olga  interprétées respectivement par Clara Brajtman et Françoise Cadol apportent un peu de douceur là où la part de nuit est immense et envahit les rêves des vivants. 

Néanmoins, malgré les qualités indéniables des lecteurs, il me semble que la durée de ce livre audio et l’implication d’écoute qu’il demande pour un texte difficile à appréhender au départ méritent que l’on s’y plonge sans faire autre chose en parallèle si l’on veut profiter de la beauté du texte. Or, ce n’est pas ma façon d’écouter les livres audio. De plus, lors de la lecture en version papier j’avais pris énormément de notes au fur et à mesure du récit, souligné beaucoup de phrases, fait de nombreux retours dans les pages précédentes pour être certaine d’avoir parfaitement compris la portée de certains évènements. Ceci a été impossible à faire en audio. 

Aussi, si vous êtes puriste et si vous voulez vraiment saisir toutes les subtilités et la beauté de « Notre part de nuit », je recommande une lecture papier avant l’écoute audio, ou pourquoi pas, une lecture papier avec la version audio dans les oreilles. 

« Notre part de nuit » est en lice pour le prix Audiolib 2023.

Ecoutez un extrait de Notre part de nuit sur le site Audiolib

Enfant de salaud lu par Féodor Atkine

L’envol lu par Françoise Cadol

Ce que nous confions au vent lu par Clara Brajtman, prix Audiolib 2022

4 réflexions sur “NOTRE PART DE NUIT, Lu par Féodor Atkine, Clara Brajtman, et Françoise Cadol – Audiolib, paru le 18 janvier 2023.

  1. Yvan dit :

    Ce livre est d’une telle densité et d’une réelle complexité, je me posais également la question de ce que ça pouvait donner en audio. Certains livres se prêtent à ce format mieux que d’autres, sans doute.
    Je tire mon chapeau aux acteurs s’ils ont réussi à rajouter ce supplément d’âme avec ce texte exigeant !

    1. Aude Bouquine dit :

      C’est la raison pour laquelle il ne figurera pas dans mes 5 premières. Beaucoup trop difficile à appréhender en audio. Il faut avoir lu le texte avant, c’est une certitude. Mais les lecteurs sont fantastiques.

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