Aude Bouquine

Blog littéraire

Encore la thématique de la disparition de l’enfant me direz-vous… Ils sont un certain nombre à avoir « exploité » ce sujet, parfois en s’y cassant sévèrement les dents. Sauf que, François-Xavier Dillard ouvre son roman sur une banale balade en bateau et sur ces phrases terribles lancées par des parents, qui comme tous les parents ne mesurent pas forcément les dégâts engendrés par des conseils assénés en période de grand stress ou de grosse frayeur. À la sœur, «Clémentine, je compte sur toi pour surveiller ton frère», au petit frère «je compte sur toi, Gaspard, pour protéger ta sœur». Il sera toujours temps d’en vouloir à Marc qui a pris la mer alors qu’une très forte tempête était annoncée, et à Clémentine d’avoir lâché la main de son frère. Si ce n’est qu’une vague gigantesque s’abat sur le navire familial et que c’est Clémentine qui disparaît sous les flots. «Soudain, c’est un mur d’eau qui s’abat sur le navire. Le vent a forci en quelques minutes pour n’être plus qu’un hurlement constant, une bourrasque immense et folle qui se joue du voilier et de ses occupants.» Suit un enterrement terrible puis quatre années passent. 

L’habileté de l’auteur est de plonger son lecteur dans une situation ordinaire, un évènement presque banal qui peut être vécu par tous pour le prendre lui aussi par la main, le prendre à partie et donc l’impliquer totalement au récit. La force des images, notamment au début, nous conduit immédiatement à un quasi-transfert. Qu’aurions-nous fait à leur place ? Personnellement, j’aurais commencé par tabasser mon mari, de rage et de désespoir, mettant ainsi un point d’honneur à faire baisser cette insupportable supériorité qu’il croyait détenir, même sur les éléments, pour le faire redescendre à des niveaux plus humbles. À l’enterrement, Sarah ne tient d’ailleurs pas sa main et quatre ans plus tard, elle lui en veut toujours autant. La femme est rancunière. D’aucuns diront qu’elle a simplement de la mémoire et une impossibilité animale à pardonner.

Tout le roman est axé sur une main à prendre ou pas : celle de Marc désespérément tendue dans le vide, celle de la vieille voisine Marie qui cache de lourds secrets, celle de Leila et d’Hélène qui viennent d’emménager dans le même immeuble, celle de Gabrielle qui ressemble de façon troublante à Clémentine…

La famille est un vaste terreau romanesque dont François-Xavier Dillard exploite les abysses dans tous ses romans. « Prendre un enfant par la main » ne fait pas exception à cette règle qui confère à l’auteur sa patte si singulière. S’il crée des adultes en souffrance pour différentes raisons, il s’immerge également dans la tête d’une gamine de 15 ans, et là, l’exercice devient un vrai tour d’adresse. Ce personnage de Gabrielle, née le même jour que Clémentine disparue est d’une authenticité exceptionnelle. Si vous êtes mère d’adolescents, vous ne pourrez que vous incliner devant la justesse des propos. Rares sont les auteurs capables de dépeindre avec autant de justesse ce qui se passe dans la tête de nos ados, la façon dont ils pensent, leurs tendances à l’auto-destruction, leur mal-être et leurs rêves cachés. L’auteur va plus loin en ancrant son roman dans notre époque, celle de la famille monoparentale, mais aussi de la famille homosexuelle. Terminé le cliché de la famille classique ! Gabrielle évolue dans un foyer où il n’y a pas d’homme et cela n’affecte en rien son développement. Elle évolue exactement de la même façon que les autres adolescentes de son âge, affronte les mêmes dangers inhérents à son âge, rêve de la même manière. Au centre de l’évolution de toutes ces familles, une seule chose ne change pas : le jugement perpétuel que l’on porte sur l’éducation donnée par l’Autre. Trop ceci, pas assez cela, les personnages émettent tout à tour des points de vue sur ce qu’il aurait fallu faire, sur ce qui a n’a pas été fait. Ces prises de position, souvent tranchées, sont étroitement liées à la thématique du deuil et, associées, elles finissent par devenir une véritable bombe à retardement, responsable de réactions en chaîne qui auraient pu être évitées. Le transfert d’amour de la jeune fille disparue vers celle vivante devient finalement presque logique même si elle demeure inquiétante.

La thématique principale du roman est évidemment le deuil, un deuil d’autant plus difficile à accepter lorsque c’est un cercueil vide que la famille enterre. Un deuil intolérable quand il est associé à une « erreur d’appréciation » commise par son conjoint, accentué par une rancune tenace et des non-dits qui protègent encore, autant que possible, le fantôme d’une relation de couple qui peine à tenir debout. Le roman explore ces relations de couple en incitant à « se mettre à la place de l’autre » et offre donc au lecteur un statut de témoin privilégié d’une relation qui se dégrade au fil de l’eau. Quand la rancœur détrône l’amour, comment tenir ? Chaque détresse s’exprime à sa manière : l’un l’enfouit en avalant des cachets, l’autre joue à des jeux dangereux. 

Amour, nostalgie, culpabilité, rancune, détresse, espoir, toute la palette des émotions qui nous rendent si vivants est parfaitement exploitée par François-Xavier Dillard. Par symétrie et grâce à un transfert astucieux et intelligent, l’auteur parvient à nous faire ressentir les émotions hétéroclites de ses personnages. Jusqu’à ce final où, après nous avoir persuadés de tant de choses, il nous assène un grand coup de massue. 

Je remercie les éditions Belfond de leur confiance. 

5 réflexions sur “PRENDRE UN ENFANT PAR LA MAIN, François-Xavier Dillard – Belfond, sortie le 1er octobre 2020.

  1. J’hésitais, vu plusieurs avis négatifs, la tu me donnes envie, pourquoi pas

    1. Aude Bouquine dit :

      Je n’ai pas vu passer d’avis négatifs… Il faut dire que je n’ai pas non plus cherché 😉
      Tu me diras ce que tu en penses ?

  2. Yvan dit :

    Bon boulot, de l’auteur et de la chroniqueuse 😉
    Oui dans le genre, c’est bien fait et maitrisé

    1. Aude Bouquine dit :

      Merci 😉
      Immersion totale et immédiate pour moi. Il m’aura bien accompagné pendant une période difficile.

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :
Aller à la barre d’outils