Aude Bouquine

Blog littéraire

Grosse, laide, grosse vache. Ainsi se décrit Sandrine. Conditionnée depuis l’enfance par un père toxique et malaisant, qui pouvait éructer pendant des heures sur son physique, son attitude, ses notes, Sandrine a appris à ne pas répondre, à se pelotonner « sur ce qui n’était pas encore totalement brisé, essayant de préserver quelque chose, quelque chose qui s’amenuisait, d’année en année, dont il ne restait plus rien maintenant. » Sa vie professionnelle est sa chance pour sortir de ces griffes en l’obligeant à quitter la maison, pour s’éloigner, définitivement. Elle rencontre alors l’homme qui pleure. Un homme dont l’épouse a disparu. Un homme qui élève un enfant seul. Lors de la rencontre, quelque chose de difficilement explicable se passe entre eux. Rapidement, elle va vivre avec lui. Mais, la première femme réapparaît… Quelle place Sandrine va-t-elle désormais pouvoir occuper ? Devra-t-elle reprendre un aller simple pour cette solitude honnie, mais programmée ? Sera-t-elle définitivement la deuxième femme ?

Ce fut ma première lecture d’un roman de Louise Mey et une expérience de lecture inédite et singulière ! Sur la forme, l’auteur déstabilise son lecteur dès les premières pages avec un style insolite faisant fi des règles classiques de ponctuation. Les points, les virgules sont utilisés de sorte que le martelage des idées puisse mettre en lumière les pensées et émotions exacerbées vécues par Sandrine. Ainsi, celle-ci ne raconte pas seulement son histoire, mais c’est dans sa tête et dans sa chair que le lecteur fait son nid. Il devient Sandrine, il est Sandrine, acteur privilégié de son témoignage. L’écriture sert intensément le propos, le rend plus puissant et procure le point d’ancrage indispensable au tourbillon d’émotions qui assaille Sandrine. De la même manière, les dialogues ancrés dans la narration permettent au lecteur une identification totale sans lui laisser la possibilité de reprendre sa respiration, littéralement emporté par les pensées du personnage principal. Si ce type de narration peut dérouter, voir déranger, il sert merveilleusement et très justement le propos avec force et intelligence.

Pour comprendre Sandrine, il faut faire un retour vers son enfance, là où tout se joue, où les racines du mal prennent naissance. Harcelée verbalement par un père toxique dont le seul dessein est de la rabaisser, elle raconte l’impossibilité d’être aimée, comme un sort qui lui aurait été lancé par une sorcière machiavélique. Indispensable pour comprendre pourquoi l’homme qui pleure parvient à l’attirer dans ses filets : une vague promesse d’amour dans ses yeux, un espoir que Sandrine n’a jamais pu envisager avant lui. Ainsi, Louise Mey ajuste son tir en dressant le portrait psychologique très juste d’un prédateur qui pratique l’emprise. Tout est décrypté : les méthodes, le fonctionnement, le poison lent distillé quotidiennement, les brimades et les excuses, parfait petit manuel du pervers narcissique. D’ailleurs, il n’apparaît que sous la forme de l’homme qui pleure ou de monsieur Langlois, le lecteur ignorera jusqu’à la fin son prénom. En le privant d’une identité familière, l’auteur le place au centre du récit sans pour autant lui accorder toute la place. Cette place est réservée à Sandrine, ce roman est son histoire, et son histoire à elle seule.

Si la thématique, la violence faite aux femmes m’est apparue clairement dès les premières pages, c’est la façon dont l’auteur s’y prend qui force le respect : une inexorable descente en enfer scandée par l’espoir quotidien et vain que demain sera meilleur. L’introspection de Sandrine sur sa propre situation et les éléments extérieurs amenés progressivement par l’auteur pour comprendre cette marche inéluctable vers le désastre vous retournent les tripes. Car oui, le lecteur a pour Sandrine des émotions très ambivalentes, partagé entre l’envie de la secouer comme un prunier et celle de la prendre dans ses bras.

Il est des livres nécessaires dont la puissance narrative fait ouvrir les yeux sur des pratiques de manipulation. Celui-ci en fait partie. Il est des êtres vils capables de détecter vos failles, vos blessures, vos manques. Monsieur Langlois en fait partie. Il est des femmes pour lesquelles combler un vide et un besoin d’amour fait accepter tout comportement, même le plus borderline. Sandrine en fait partie.

Ce roman, anxiogène, étouffant, exigeant mérite d’être lu. Une très belle réussite autant sur la forme que sur le fond. Louise Mey réussit là une sacrée performance littéraire.

4 réflexions sur “LA DEUXIÈME FEMME, Louise Mey – Editions du masque, sortie le 15 janvier 2020.

  1. Yvan dit :

    Tu es très convaincante mais je passe mon tour

  2. Magnifiquement dit Aude !ce livre est exceptionnel sur tous les plans !

  3. Aude Bouquine dit :

    Merci Katia. Tout à fait exceptionnel !

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