Aude Bouquine

BLOG LITTÉRAIRE

Nadège Solignac est une institutrice aimée des enfants et respectée des parents. Elle possède un visage d’ange, doux, tendre, de ceux qu’il est impossible de ne pas aimer au premier regard. D’ailleurs, son prénom, Nadège, renvoie à une douceur cotonneuse. Sauf que, Nadège est derrière les barreaux, en attente de son procès pour la mort accidentelle d’un flic qui aurait tenté de la violer… En attente surtout de savoir si elle va s’en sortir, et tromper, encore une fois, son monde . Légitime défense ou pas ? C’est primordial qu’elle s’en sorte, parce qu’elle a au fond d’elle, ce besoin impérieux de tuer. Oui, Nadège est une tueuse en série, froide, calculatrice, qui se dévoile, à nous, lecteurs. Au fil des pages, elle raconte. Tout. Son enfance, ses blessures, ses premiers crimes, ses incitations au suicide, tout.

Son témoignage est entrecoupé d’articles de presse, d’extraits de livres, de témoignages, d’auditions, de conclusions d’enquête qui donnent à sa confession tous les éléments factuels d’un vrai procès qui se déroule sous nos yeux.

Le lecteur se retrouve donc juré en cours d’assise. Il lui revient le droit de juger, en fonction des pièces mises à sa disposition, mais aussi des confidences très personnelles de l’intéressée. Sans filtre, sans compassion, Nadège raconte son chemin de vie, sa famille cabossée, l’apprentissage des lois sociales, la différence fondamentale entre l’être et le paraître.

Enfin une tueuse en série de sexe féminin !!! Psychopathe et abandonnique. Ça nous change du schéma classique du tueur masculin et ça éveille une certaine curiosité (malsaine?) pour cette femme qui n’est pas à l’intérieur ce qu’elle projette à l’extérieur. Difficile de concevoir qu’une femme, symbole de douceur, capable de donner la vie, puisse se complaire dans un rôle aussi monstrueux. C’est l’un des grands points forts de ce thriller : transformer quelqu’un qui a l’air d’un ange, en démon. (à cet égard, la couverture est très réussie : on donne aisément à Nadège le Bon Dieu sans confession)

Pour évoquer son parcours, Nadège nous parle de son enfance et de ses parents. Même si elle n’a été ni violée, ni battue, elle affirme : “Je suis la fille d’une dépression post-partum et d’un raté démissionnaire. Je suis la soeur d’un clone paternel et d’un monstre répugnant.” Ainsi commence la vie de Nadège, une vie dans laquelle elle devra se débattre sans aide, sans conseils, sans bras pour la rattraper, l’obligeant à veiller sur une mère défaillante et une soeur lourdement handicapée. Très tôt, elle comprend que la vie n’est en fait qu’un jeu de rôles et que pour rendre ces rôles intéressants, il faut parfois emprunter des chemins de traverse ou consentir à quelques entorses au règlement sociétal. Ainsi, l’image de la mère sacrément détériorée dans ce livre fait presque figure de madone écorchée en comparaison à Nadège. Celle du père est quasi absente, sauf lors d’apparitions au foyer familial,  pour ériger des règles, remettre la mère d’équerre et reprendre un rôle de pseudo-chef de famille qui ne souhaite pas l’être. Le schéma familial brouille les pistes : la mère semble régner, mais seulement grâce à deux neurones restants, le père ne croit qu’en l’utilité des hommes pour faire tourner le monde, le sexe faible ne mérite pas qu’on s’y attarde. Entre cette mère déprimée et déprimante, ce père absent, une soeur handicapée qui passe son temps à beugler et un frère tout puissant qui prend rapidement la fuite de l’espace familial, imaginez un peu comment Nadège évolue. Elle apprend à déceler les failles dans sa propre famille, elle apprivoise ce qui imperceptible pour l’être humain qui évolue dans une sphère normale comme la nuit ou le silence, elle passe sous tous les radars, et devient une ombre.

Nadège est un être polymorphe d’une grande intelligence. Une manipulatrice hors pair qui sait exploiter à merveille l’influence qu’elle a sur certaines personnes, notamment les enfants. Elle est froide, détachée, dénuée d’émotion et détachée des actes commis.

Logiquement, le lecteur devrait donc la détester. Or, c’est tout l’inverse qui se produit. On ressent pour elle une forme intense de compassion. C’est l’autre force de ce thriller : faire changer la haine de camp. Certes, le lecteur se retrouve dans la tête d’une serial killeuse, mais une serial killeuse aux circonstances atténuantes et ça fait toute la différence. L’histoire racontée par Nadège ressemble aux mots d’un journal intime. Elle s’adresse directement au lecteur, le prend à parti, lui attribue un rôle de témoin en le mettant dans la confidence des affres de sa vie.“Je venais d’apprendre que la mort pouvait rendre les rêves possibles.”Elle s’attire une certaine sympathie pour sa franchise, de l’empathie à cause de son parcours, de la compassion pour avoir évolué dans une famille défaillante. En quelques pages, elle vous a mis dans sa poche. L’alternance passé-présent offre tout loisir à Estelle Tharreau pour vous laisser le temps de sympathiser avec Nadège, de la comprendre et de la plaindre.

Sa confiance en elle peut laisser pantois, mais c’est comme si elle savait comment se comporte le genre humain, qu’elle l’avait étudié avec précision, analysé, décortiqué et avait fini par en tirer la moelle lui permettant de mieux le contrôler.“J’ai toujours veillé à ne jamais semer de petits cailloux sur mon chemin.” Ce monstre du genre humain devient le porte-parole d’une cause féministe par l’intermédiaire de son avocat. Il m’est même arrivé de sourire devant le comique de la situation.

“Mon ombre assassine” est l’histoire d’une jumelle maléfique, un être malsain et nuisible tapi dans une enveloppe délicieuse et attirante. Et c’est justement ça qui est si bon ! Je découvre Estelle Tharreau par cette première lecture. Retenez bien son nom : on devrait entendre parler d’elle dans le monde du noir. Sa façon d’apostropher son lecteur par une  plume acérée, son style direct, incisif et savoureusement glauque la place dans les étoiles montantes des femmes auteurs de romans noirs.

Je remercie les éditions Taurnada et Joël Maïssa en particulier de leur confiance.

book trailer

 

3 réflexions sur “MON OMBRE ASSASSINE, Estelle Tharreau – Taurnada, sortie le 17 janvier 2019

  1. Estelle Tharreau dit :

    Je vous remercie, Maud, pour cette critique très fouillée et si enthousiaste. A bientôt. Estelle

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