Aude Bouquine

Blog littéraire

Je pourrai écrire que c’est l’histoire banale d’une séparation.
Après 20 ans passés ensemble, Raph annonce à Martha qu’il ne l’aime plus, qu’il a rencontré la Femme de sa vie, son double, son autre moi et qu’il part vivre avec elle.
« Cest si merveilleux, si exceptionnel, cette harmonie entre nous, c’est…surnaturel. Le même être dans un miroir. Des jumeaux d’âme. »
Le temps de la mise à nue d’une vie entière est arrivé : les reproches, les certitudes, les excuses, les prédictions, la haine, la fureur, tout y passe.

Sauf que ce n’est pas une histoire banale.
C’est le cheminement d’une femme trompée, trahie, déchirée qui n’a rien vu venir et plus grand-chose à perdre puisqu’elle a déjà tout perdu.
C’est l’histoire tragique d’une femme face à elle-même, qui regarde sa vie avec hauteur, en fait un film, et le poste sur YouTube.
« Martha, il faut que je te parle. »
La gravité des mots qui laisse entrevoir des paroles qui ne pourront être reprises une fois prononcées. Et le contraste, saisissant, entre la douleur insupportable de l’un et le bonheur réjouissant de l’autre. Marie Neuser décrypte, dissèque, dépèce les émotions de l’un, les réactions de l’autre, les réflexions, les attitudes, avec un réalisme qui frôle ou le vécu, ou le génie.

C’est aussi l’histoire d’une femme qui a vieilli.
Qui ne l’a pas senti, qui s’est toujours vue rayonner dans les yeux de l’autre et qui entrevoit, pour la première fois, la décrépitude du corps par les années parce qu’elle est confrontée à la présence de cette autre femme qui a dix ans de moins qu’elle.

C’est l’histoire d’une femme qui est devenue mère, et qui a oublié d’être femme.
Pas par choix conscient, par habitude inconsciente. Et personne ne l’a réveillée cette femme-là.
C’est vingt ans de couple, vingt ans de sexe… ou d’absence de sexe… ou de relations sexuelles molles, fades, qui n’existent encore que par habitude, quelques minutes entre la poire et le fromage, volées à l’horripilante machine de guerre qu’est le quotidien. Excuse banale, puisqu’il en faut une, d’être allé voir ailleurs.
La machine intellectuelle se met en branle pour incomber à l’autre la faute et la justification d’avoir cherché ailleurs ce qu’il ne trouvait plus chez lui.
« Tu as la libido au point mort (…), tu n’écoutes plus mes besoins (…) ton absence de désir a étouffé le mien (…). Elle, elle me veut. (…) Quand on fait l’amour, on est deux planètes en osmose. Elle me donne l’intensité qui est morte avec toi.(…) Tu es devenue asexuée Martha. Tu as rangé le sexe tout en bas de la pile. »

L’histoire d’une femme qui passe par toutes les étapes d’un deuil : le choc et le déni, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation.
Toutes ces phases sont étudiées au microscope, passées au peigne fin de l’analyse par l’écriture inouïe et prodigieuse de Marie Neuser.
Ce roman est écrit comme un gigantesque monologue qui peut rebuter, entrecoupés de dialogues sans dialogue qui peuvent laisser circonspect. Elle utilise des phrases longues pour marquer la tension nerveuse qui suit cette collision, une femme dont le débit de paroles est proportionnel à la force du choc, qui ne peut plus s’arrêter de parler, de penser, de raisonner.
Une caméra qui filme le flot ininterrompu de ses paroles, comme le film qu’elle est entrain de tourner, et qu’elle postera plus tard sur les réseaux sociaux, les mêmes réseaux qui ont fait d’elle une femme aux abois.
Dans la multitude des émotions qui sont transmises, le style n’est pas dénué d’humour.
J’ai souri, et ri aussi, quand emportée par la révolte, Martha utilise la vulgarité, des mots crus et cinglants pour enfoncer les clous de sa pensée. Les paroles qu’on prononce quand on est rendu à être un animal blessé.
« Oui je sais. La sacro-sainte intensité, tu l’as déjà dit. Est-ce que ce sera toujours aussi intense quand vous serez débarrassés des oripeaux de la clandestinité, quand vous partagerez au quotidien les haleines à l’ail et les odeurs de chiotte ? Quand votre union ne sera plus faite de fièvre corporelle et de séduction mais de vaisselles, de lessives et de poils aux pattes ? Et pardonne-moi de me faire l’avocate du diable, mais cette sublime gémellité dont tu me parles aujourd’hui, et qui concrètement n’est étayée par rien, excepté par l’argument on aime la peinture, quand tu devras vraiment construire un couple avec elle, est-ce que ça tiendra le coup ? »

Je pourrai décrire aussi les passages sublimes de la reconquête de l’autre par le désir quand Martha redevient une femme sexuée et sexuelle, les passages brillants quand détentrice de tous les indices, elle parvient à remonter le fil de la trahison, les passages incroyables de transformation de l’état de victime à celui de guerrière, les réflexions si justes du mécanisme de fonctionnement de l’autre qu’après vingt ans on connaît si bien, la connaissance du fonctionnement de l’homme, la clairvoyance sur le futur, mais aucune de mes phrases ne pourra retranscrire les papillons dans le ventre ressentis comme lorsque l’on désire quelqu’un pour la première fois, ou la douleur tripale de l’abandon.

J’écris cette chronique et j’ai mal au ventre, mal au cœur, mal partout.
Marie Neuser est parvenue, par le seul biais de l’écriture à faire remonter des émotions, des sensations de la femme des premières fois. La femme que nous avons toute été un jour mais que le quotidien a simplement endormie. En ce sens, ce livre est un électrochoc qui frappe l’esprit d’incessants coups de boutoir et martèle à celui qui le lit de ne jamais oublier, de ne jamais s’endormir, d’être toujours sur ses gardes pour entretenir la flamme et le désir, de se souvenir qu’en un seul claquement de doigts, tout peut changer.

Enfin, je pourrai vous dire que ce livre est bien un roman noir, vous parler du métier de Martha qui assoit ses capacités d’analyse, de l’incroyable twist qui survient à la page 330, de la fin si logique qui exacerbe et conclue, comme un feu d’artifice, les émotions d’une femme à cran, mais je n’en ai pas vraiment envie, parce que ce livre, c’est tellement plus que ça….

Mangez-le, dégustez-le, avec ou sans curry mais gardez-en la substantifique moelle.
Merci Marie.

3 réflexions sur “DELICIEUSE, Marie Neuser – Fleuve Noir

  1. Yvan dit :

    Quel enthousiasme, tu en deviens lyrique ;-). Magnifique chronique pour un superbe roman

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