Aude Bouquine

Blog littéraire

Ne vois-tu rien venir ? Amélie Antoine

« Ne vois-tu rien venir? » nouveau roman d’Amélie Antoine propose un récit à deux voix, celle de Sarah, et celle d’Orlane, deux adolescentes qui auraient pu être copines, mais sont devenues ennemies jurées. La première entre en troisième, dans un collège où elle a fait toute sa scolarité et où elle est « populaire ». La seconde a déménagé de Toulouse avec sa famille et s’apprête à faire sa rentrée dans ce même collège. Le texte alterne les voix des deux gamines, qui, chacune à leur tour, raconte ce qu’elles vivent au quotidien. Le roman couvre une année scolaire complète dans laquelle Amélie Antoine glisse des entretiens liés à une enquête à la fin de chaque mois, où différentes personnes prennent la parole, comme si un drame terrible avait eu lieu.

Quelles sont les origines de la haine et quelles sont ses motivations ? Comment naît-elle et pourquoi ? Quels éléments se cachent derrière cette émotion intense et de quoi se nourrit-elle ? « Ne vois-tu rien venir? » commence par l’annonce d’une mauvaise nouvelle pour Sarah. Ce qui surgit dans sa vie pourrait mettre sa popularité à mal auprès des autres collégiens et la rendre « différente » aux yeux de tous. La meilleure défense étant l’attaque, c’est assez naturellement qu’elle décide de prendre Orlane en grippe pour dévier l’attention de tous. Procédé facile, classique, mais redoutablement efficace. « Être populaire et faire partie des filles qui sont respectées et admirées, c’est du boulot; et maintenant que je suis en troisième, j’ai bien l’intention de profiter de cet avantage. » Sa proie est toute désignée, une nouvelle dans l’école qui a l’air perdu, s’agrippe aux sangles de son sac à dos, et aurait une bosse sur le nez. « Y en a qui ne sont pas vraiment gâtés au départ, c’est quand même pas de pot d’avoir l’air nickel de face et d’être un monstre de profil, quoi! Je sens qu’on va bien s’amuser avec elle. J’ai l’instinct pour ça. » Reste à convaincre la meute qui tourne autour d’elle de l’aider dans son entreprise de destruction massive, chose plutôt aisée lorsque l’on est si populaire. Lentement, la haine est instillée dans l’esprit de tous les « suiveurs » qui prennent chaque mot sortant de la bouche de Sarah comme parole d’évangile. 

Que se passe-t-il pour Orlane ? Rapidement, dès septembre, Orlane a « la désagréable conviction qu’ici, cette fille fait la pluie et le beau temps. » Elle a conscience que Sarah a une influence énorme sur les élèves de sa classe. « Être acceptée d’elle, c’est être accepté de tout le monde. Être dans sa ligne de mire, c’est se retrouver seule en plein désert, à errer en vain pour trouver une oasis. » Orlane tente plusieurs scénarios pour échapper à l’acharnement de Sarah. C’est d’ailleurs extrêmement bien pensé de la part d’Amélie Antoine, de dérouler tous les mécanismes de défense qu’utilisent les élèves harcelés : se fondre dans la masse, essayer d’être transparents, ne pas se faire remarquer, tenter de faire ami-ami, et se rendre vite compte que cela ne fonctionne pas. Après moult tentatives, lorsque le palier de l’humiliation devant témoins est franchi, Orlane cesse d’imaginer comment elle peut lui échapper, elle ressent simplement de la peur. Cette peur, sourde, omniprésente et extrêmement vicieuse, devient malheureusement l’émotion la plus présente dans la vie d’Orlane.

Et toi, « Ne vois-tu rien venir ? » Les insultes sur les réseaux sociaux depuis différents comptes sous différents pseudos, l’obligation de quitter le groupe classe créé sur WhatsApp, les centaines de SMS d’insultes reçus, les appels la nuit ?

« Ne vois-tu rien venir ? », les adultes englués dans leurs propres problèmes qui ne savent plus voir ou sentir le mal-être terrible qui ronge leurs enfants, le corps enseignant qui a peut-être manqué d’attention, les camarades de classe qui choisissent leur camp ? « Je sais que c’est lâche, mais je ne suis pas comme toi, moi. Je ne pourrais pas endurer tout ce qu’elles te font subir depuis des mois. »

« Ne vois-tu rien venir ? », la souffrance, la honte, la culpabilité, pour l’une. Le sentiment d’invincibilité, la supériorité, la fierté pour l’autre. La souffrance des deux côtés, même si elle naît de raisons obscures…

En tant que mère d’une enfant qui a été harcelée à l’école, il est très difficile de prendre ce temps de réflexion pour analyser posément les choses, écouter la souffrance de son propre enfant, et savoir ouvrir suffisamment son esprit (et son coeur) pour analyser ce qui a pu se passer dans le camp adverse. C’est un exercice extrêmement difficile, car, en tentant de comprendre le bourreau, on a l’impression de trahir son propre enfant. Et pourtant, ce que démontre Amélie Antoine dans ce texte, appuyé par Emmanuelle Piquet dans la postface, est bien qu’il n’existe aucune situation où tout est noir ou blanc, et qu’il faut sérieusement se pencher sur toutes les nuances de gris, comprendre les motivations qui se cachent derrière les mots et les actes pour mieux les combattre. Aborder « Ne vois-tu rien venir? » en mettant de côté son vécu, donc ses émotions n’est pas aisé, mais c’est nécessaire pour entendre la souffrance d’Orlane et celle de Sarah.

Le harcèlement scolaire est un fléau de notre société, générateur de drames. Je suis les travaux d’Emmanuelle Piquet depuis quelques mois. Son intervention à la fin du roman est une vraie chance parce qu’il est un réel éclairage. À travers la voix de la CPE, c’est un peu sa voix à elle que j’entends (si vous la suivez sur les réseaux, vous savez de quoi je parle) « Mais, parfois, il ne suffit pas que les adultes interviennent, j’en sais quelque chose. Notre rôle, c’est d’accompagner les enfants en souffrance, de leur montrer qu’ils ont les moyens de s’en sortir par eux-mêmes. Qu’ils ont la force de gravir des montagnes et de clouer le bec à tous les salauds qui se mettront, en travers de leur chemin. » Parfois, il suffit d’un camarade qui s’oppose, d’humour ou d’autodérision pour que les choses s’arrêtent. Dans tous les cas, cela demande un immense courage…

« Ne vois-tu rien venir ? », titre un brin provocateur encourage le lecteur à regarder au-delà des apparences et de la vie qui suit son cours derrière les préoccupations parfois anodines de chacun. Il s’agit de comprendre la mécanique du harcèlement scolaire : comment il naît, dans quelle spirale il grossit, avec quelles armes il est nourri. L’énorme point fort de ce roman réside dans la narration à deux voix, sur un laps de temps relativement court, entre septembre et juin. La tension monte au fil des mois qui s’égrène, jusqu’à ce dénouement d’une très grande intelligence. Ce qu’il m’en reste en refermant le livre, c’est l’aveuglement dont nous, adultes, faisons souvent preuve, tellement persuadés que nos enfants nous parleraient dans une telle situation. Or, comme ils nous connaissent parfaitement, ils savent aussi très bien nous mentir pour éviter que l’on déboule à l’école. Parce que, ne nous mentons pas, c’est ce qu’un parent normalement constitué fait d’instinct. Or, les expériences montrent que nos interventions desservent plus qu’elles ne servent, et qu’il faut désormais utiliser d’autres outils pour combattre le harcèlement scolaire. « Ne vois-tu rien venir ? » est un roman, très éclairant, très juste, et très émouvant. À lire, et à faire lire à vos enfants pour déclencher une discussion et tenter de libérer la parole. 

Lisez la nouvelle de Maud Mayeras dans L’AMOUR MATERNEL, sous la direction de Caroline Vallat – Plon, paru le 11 mai 2023.

Lien vers les éditions Syros

8 réflexions sur “Ne vois-tu rien venir ? Amélie Antoine

  1. laplumedelulu dit :

    « Raisons obscures » pour les ados. Et leurs parents. Faut éradiquer ce harcèlement. Ça me bouffe de voir que rien n’est fait en ce sens. J’ai perdu deux années de scolarité à cause de ça.
    Merci à toi pour la chronique 🙏 😘

  2. Tu imagines à quel point cette chronique me touche, pour avoir souvent échangé avec toi sur le sujet. Je pense lire ce livre, quand ça sera le moment, et ensuite je verrais si je peux le faire lire à ma fille. Un livre ô combien important mais qui devrait surtout être lu par tout le monde.

  3. Aude Bouquine dit :

    Oui pas facile ce livre mais très éclairant sur cette spirale infernale. Je vais le faire lire à ma fille mais voilà… je ne sais pas comment elle va vivre ça.

  4. J’avais lu raisons obscures qui m’avait bouleversée. J’aimerais que mon fils lise celui-ci.

  5. ~ Anaïs ~ dit :

    Sujet qui est, malheureusement, encore beaucoup trop d’actualité…

    J’espère que ta fille ne sera plus embêtée à l’avenir et qu’elle pourra vivre sa scolarité en toute sérénité 🙏🏽

  6. Aude Bouquine dit :

    Malheureusement, je pense très sincèrement que les choses vont de mal en pis. Il y a une forme d’impunité qui s’installe progressivement avec en face, des adultes qui préfèrent ne pas voir. J’en ai la démonstration tous les jours. Le travail d’Emmanuelle Piquet est essentiel dans la compréhension des causes, du mécanisme mais aussi de comment en sortir. Elle livre des clés très importantes de ce qu’il faut faire et surtout ne pas faire. L’histoire de Jean-Paul dont elle parle sur les réseaux est édifiante !

  7. ~ Anaïs ~ dit :

    Je suis allée l’écouter sur sa page Insta, ça glace le sang de voir que des enfants aussi jeunes puissent avoir des mots aussi violents envers un autre enfant (et les avoir tout court, en vérité)

    Deux enfants d’anciennes collègues sont également victimes de harcèlement à l’école où ils vont, c’est allé assez loin pour l’un d’entre eux…
    Je vais voir si j’arrive à parler d’Emmanuelle Piquet avec elles

    Courage 🫂

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