Aude Bouquine

Blog littéraire

Sauver cette terre de Michael Farris Smith

« Sauver cette terre », « Salvage this world  » dans sa version originale s’ouvre sur une image saisissante. Une jeune femme, son enfant coincé sur sa hanche, observe un orage qui s’approche. Nous sommes en Louisiane, quelques années peut-être après notre présent. La nature s’est rebellée, les tempêtes, orages, sécheresses puis inondations ont frappé cette terre avec une violence inouïe. Cela fait des années que cet État, tel son voisin du Mississippi, subit cette colère du ciel, comme si de mystérieux Dieux s’acharnaient sur ces sols et ces hommes. Jessie, cette jeune femme d’une petite vingtaine d’années fuit. Ses poursuivants sont à ce stade indéterminés, mais ils sont dangereux. Ils s’en sont déjà pris à l’homme qui partage sa vie, père de son fils prénommé Jace. Holt a disparu depuis plusieurs jours et Jessie est livrée à elle-même. Elle doit à la fois protéger son fils et assurer sa propre survie. Après cette image de statue grecque qui contemple les cieux, elle devient une louve et réagit à l’instinct. Où aller ? « Home », la maison. Qui appeler ? Wade, son père. La seule fois où elle appellera cet homme « Papa » c’est en passant ce coup de téléphone : 

-Papa ?

-Jessie?

Ils prennent la route vers le Mississippi. 

« Sauver cette terre » c’est d’abord la relation conflictuelle d’un père avec sa fille, une relation brisée par la fuite de l’une et le désespoir de l’autre. Une relation commencée dans le sang lorsque Rebecca a mis Jessie au monde et meurt en couche. Cette citation sublime qui contextualise tout… « Soudain, le silence. Un silence profond et douloureux interrompu par une claque, puis une autre. Et enfin, un sanglot minuscule. La vie et la mort s’étaient croisées telles deux inconnues. » Entre le père et la fille, rien n’a été simple, tout s’est fait au forceps, y compris au moment où Holt lui tourne autour. Les pères n’aiment pas les sales types qui embobinent leurs progénitures, les filles n’aiment pas que leurs pères leur disent quoi faire. « Longue pause. Les années emplies d’anxiété, de paroles malheureuses, d’adieux difficiles s’accumulant dans le silence. » Pourtant… après des années de séparation, de silence, c’est vers lui que Jessie revient chercher de l’aide. Instinctivement. Naturellement. Home, la maison, le refuge, le havre de paix. Sublimes portraits dessinés par Michael Farris Smith de ce père et de cette fille qui doivent se flairer, se deviner et se réapprivoiser. À défaut d’avoir pu être père, Wade a désormais une chance de devenir grand-père. 

Parallèlement, l’auteur nous invite à découvrir Holt et notamment son passé sous le chapiteau du Temple de la gloire et de la douleur, une secte itinérante dirigée par une femme digne, elle aussi, d’être assimilée à quelque divinité grecque de moins bonne facture. « Elser, la dirigeante charismatique, qui fumait cigarette sur cigarette, offrait la rédemption aux populations dévastées de la Louisiane et du Mississippi, dans des lieux, presque entièrement désertés par le gouvernement où le nombre d’habitants diminuait chaque jour, cependant la mission venait leur servir des alléluias et des Dieu-soit-loué mijotés dans la poêle de la peur et de la haine. » Elser a pour mission de « Sauver cette terre », tout en se remplissant les poches. Quoi de plus facile, face à ces habitants qui ont tout perdu ! Une vraie opportunité pour l’auteur de rendre hommage à ces petites communautés frappées par les catastrophes climatiques, abandonnées de tous, tellement attachées à leurs terres qu’ils sont incapables de les quitter. Rester malgré tout. Croire en un avenir meilleur grâce à des prédications frénétiques et ensorcelantes d’une prêtresse qui ne lésine pas sur la mise en scène. « Elle promettait aux âmes perdues que leurs corps et leurs esprits étaient au bon endroit. » Aux États-Unis, ce genre de prédicateur a toujours été populaire, mais lorsque les catastrophes isolent, cela devient une opportunité pour ceux qui souhaitent croire et pour ceux qui les persuadent de croire en eux. 

« Sauver cette terre » répercute le rythme du Blues né dans le Mississippi, une écriture qui sonne comme une plainte des souffrances de l’âme, et résonne de souvenirs du passé en couleurs, dans ce futur teinté de gris où la nature a repris ses droits. Michael Farris Smith mêle anciens démons et nouveaux fléaux, père imparfait et fille apaisée, faux prophètes et foi absolue avec une belle dextérité. Pour savoir comment ces personnages interagissent entre eux, se rencontrent ou pas, entrez sous le chapiteau du Temple de la gloire et de la douleur « Attendre le prochain ouragan, en craignant qu’il soit celui à qui personne ne survivrait, comme dans un certain épisode de la Bible, un déluge pour sauver cette terre. »

Traduction : Juliane Nivelt

Lisez aussi : PARCOURIR LA TERRE DISPARUE, Erin Swan – Gallmeister, paru le 4 mai 2023.

Découvrez d’autres avis sur ce roman : Lien vers Babelio

14 réflexions sur “Sauver cette terre, Michael Farris Smith

  1. J’aime comment tu en parles, je me dis que j’ai complètement foiré la mienne 😅heureusement que tu rectifies

  2. Tu commences à me connaître, c’est tout à fait le genre de roman que j’aime. Il était déjà dans ma liste d’envies suite à la chronique de Christine, maintenant, il va falloir que je trouve le temps de le lire !

  3. ~ Anaïs ~ dit :

    Merci pour cette belle chronique qui me donne bien envie de découvrir cette œuvre =)

  4. laplumedelulu dit :

    Vais négocier la vente de mon deuxième rein. Merci à toi pour la chronique 🙏 😘

  5. Comme Dame Lulu, je crois que je vais vendre un organe contre du temps de lecture… Punaise tu donnes envie là !

  6. laplumedelulu dit :

    Ah ça oui, elle donne envie 😍

  7. laplumedelulu dit :

    Copieuse Flingueuse 😂😘

  8. Yvan dit :

    je te cite : « « Sauver cette terre » répercute le rythme du Blues né dans le Mississippi, une écriture qui sonne comme une plainte des souffrances de l’âme, et résonne de souvenirs du passé en couleurs, dans ce futur teinté de gris où la nature a repris ses droits. ». Cette phrase est juste parfaite !

  9. Aude Bouquine dit :

    Oh toi, tu fais la soirée. Je voulais tellement être précise dans ce ressenti !

  10. Aude Bouquine dit :

    Merci Christine, j’ai un peu transpiré sur ce retour pas facile à faire pour un roman aussi court.

  11. Yvan dit :

    Tu ne pouvais pas faire mieux 😉

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