Aude Bouquine

Blog littéraire

La géométrie des possibles de Édouard Jousselin Bilan lecture de janvier 2024

« La géométrie des possibles » est le second livre d’Édouard Jousselin. À seulement 35 ans, il propose ici un roman-fleuve doublé d’un roman choral d’une remarquable densité. Le texte s’étend des années 90 aux années 2000 et trace le destin de plusieurs personnages, à travers les époques et les lieux. Du petit village de Quarré-les-Tombes dans le Morvan aux vignes bordelaises, de Paris aux États-Unis, de l’État d’Oklahoma à la Californie, le monde bruisse et la destinée des personnages s’entrelace. Le texte s’ouvre sur un accident de voiture. Les détails qui y sont apportés donnent le ton : précision, mélange des genres entre cinéma et littérature, références pointues et émotions. 

Différents personnages hantent ces pages avec un seul point commun : l’attachement immédiat et instinctif du lecteur. Si on les connaît à peine, on les aime déjà. Cette affection quasi reptilienne se renforce au fil de « La géométrie des possibles » sans que l’on comprenne réellement ni comment ni pourquoi. L’auteur parvient si rapidement à nous les faire aimer ! Une famille, voilà ce qu’ils seront tous à la fin des 600 pages de lecture. Dans la partie française du récit, on rencontre Lucien, ancien résistant, qui ne s’est pas remis des atrocités de la guerre et dont les nuits sont peuplées par des fantômes. Sa fille, Isabelle, mariée avec Dominique, a deux enfants, Max et Marine. Le premier ne sait pas vraiment quoi faire de sa carcasse, la seconde a une ambition démesurée. Il y a aussi Clarice, petite amie de Max, qui rêve de devenir une grande actrice à Hollywood. Pour la partie américaine, plusieurs personnages masculins vont avoir un rôle à jouer dans le récit. Steve est fan de super-héros et d’une trilogie cinématographique en particulier. Il use et abuse des paradis artificiels en Oklahoma. Ben, père de famille est le jouet d’un destin bien facétieux. Candidó, d’origine mexicaine, veut vivre une existence plus douce en Californie. Pour y parvenir, son parcours sera semé d’embûches. Chacun de ces personnages a des ambitions particulières pour son avenir. Chacun des rêves et des espoirs. Chacun subira des désillusions, des regrets et des changements de cap. Quel est le fil conducteur qui permettra à Édouard Jousselin de rapprocher ces femmes et ces hommes au fil du temps ?

Dans « La géométrie des possibles », la structure narrative n’est pas linéaire. L’auteur joue avec les époques. Si l’on considère que les années 2000 sont le présent du récit, de nombreux retours dans le passé permettent de comprendre la genèse des personnages et des situations. De la même façon, les années qui passent permettent d’appréhender les changements qui s’opèrent en eux. C’est un enchantement d’explorations et de découvertes ! Parallèlement à ce choix narratif, Édouard Jousselin a façonné son roman en naviguant dans les espaces (entre la France et les États-Unis) et a opté pour le roman choral afin d’être au plus près de ses personnages. Dans les parties consacrées aux années 90, les détails sont impressionnants. Préparez-vous à une résurgence de vos souvenirs ! Les changements de temporalité, de lieux, de personnages enrichissent considérablement le récit, complexifient l’histoire sans la rendre nébuleuse et autorisent une intense jubilation de lecture. 

Pour s’attarder un peu sur les lieux, il me faut vous parler de la précision des parties californiennes. Pour y avoir vécu, vous savez à quel point je suis sensible aux détails, qu’ils relèvent des lieux, de la façon d’y vivre, ou des subtilités du quotidien qu’il est difficile d’appréhender sans y avoir vécu. J’ai été enchantée par l’acuité des indications topographiques (Topanga canyon notamment, mais aussi les routes/autoroutes mentionnées), les descriptions des rituels américains (le café) et la connaissance des spécificités inhérentes à ce pays où effectivement le surnom de William est Bill (comme celui de Richard est Dick, ou celui de John, Jack). Tous mes souvenirs sont remontés à la surface tant les détails sont soignés et les remarques pertinentes. Mais, « La géométrie des possibles » est également une balade bucolique dans les vignes bordelaises et les plaines du Morvan, Morvan qui inspire bon nombre d’auteurs en ce moment. Les lieux collent littéralement à la peau de certains protagonistes, tant et si bien qu’ils sont des personnages à part entière. Qu’on veuille les fuir ou s’y ancrer, ils sont omniprésents et apportent au récit une dimension sociale très importante. Ils ancrent le roman dans une réalité tangible. 

« La géométrie des possibles » immerge le lecteur dans le monde contemporain. D’abord par l’Histoire, ensuite par les thématiques abordées. Le roman couvre environ trente années marquées par de nombreux événements historiques, catastrophes, rebondissements politiques, attentats, etc. Les histoires des personnages sont habilement entrelacées avec la grande Histoire, ce qui ponctue le texte de réalisme en nous replongeant dans des faits marquants de notre passé commun. Passionnant ! Évidemment, les thématiques décortiquées reflètent les enjeux de ces années comme l’arrivée massive d’internet, le du darknet, la précarité, les crises sociales, les rebondissements et surprises politiques, la lente progression vers une ubérisation de la société pour ne citer qu’elles. Au cœur des personnages, de leurs destins, de leurs espoirs, Édouard Jousselin transcende les amitiés et les traîtrises, les secrets de familles, les amours contrariés ou déçus, les chemins de vie tout tracés qui changent de trajectoire ou au contraire les itinéraires prédestinés.

Édouard Jousselin réussit ici un tour de force par sa virtuosité à relier les destins de ses personnages grâce à une construction si ingénieuse qu’elle frôle le génie. À travers les voyages dans le temps et les espaces, la découverte progressive du vécu de ses personnages et les choses de la vie qui les frappent, il tient son lecteur sans jamais l’embrouiller ou le lâcher. Les détails qu’il procure renforcent cette immersion totale et ses descriptions ancrent le récit dans le réel. L’attachement envers les protagonistes n’en est que plus exceptionnel, le lecteur tremble avec eux, vit avec eux, existe à travers eux. Ces destins croisés complexes, histoires dans l’Histoire font de « La géométrie des possibles » un roman à tiroirs, un ravissement pour ces lecteurs qui aiment l’audace, la prise de risque, l’absence de facilité et l’originalité. 

« La géométrie des possibles », fresque contemporaine, roman choral, est une œuvre éblouissante, aboutie et brillante, digne des plus grands. Ces personnages, qui ne cherchent qu’à exister dans leurs vies respectives, existent dans la nôtre. Que leurs trajectoires se croisent ou divergent au gré du hasard ne change rien à la tendresse qu’on leur porte. Ils ont leurs propres ambitions, mais capturent véritablement notre époque en donnant le pouls des trente dernières années.

Ne vous laissez pas décourager par sa taille, une fois le roman achevé, vous en demanderez encore. Je vous garantis un maelstrom d’émotions ! MAGISTRAL !

Lien vers les éditions Rivages

Coup de coeur pour le roman de Hervé Le Corre « Qui après nous vivrez »

5 réflexions sur “La géométrie des possibles, Édouard Jousselin

  1. Yvan dit :

    Tous les ingrédients que tu recherches dans une lecture réunis dans ce roman, je ne suis pas étonné de ton enthousiasme (qui est communicatif) !

  2. Aude Bouquine dit :

    Tu me connais bien : tout ce que j’aime ♥️

  3. Super chronique, comme toujours, qui me donne envie de partir à la rencontre de ces personnages attachants.

  4. laplumedelulu dit :

    Il a tout ce qu’il faut pour te plaire ce livre, ta chronique est magistrale, comme lui. Merci à toi 🙏😘

  5. Très joli retour tu sais oh combien je l’ai aimé

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