Aude Bouquine

Blog littéraire

Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea Rentrée littéraire août 2023

« Veiller sur elle » s’ouvre sur cet automne de 1986 durant lequel un homme se meurt au cœur d’une abbaye. « Ce mourant-là n’est pas comme les autres. Il est le seul à ne pas avoir prononcé de vœux. » Voilà quarante ans qu’il se terre là et à l’aube d’expirer son dernier souffle essaie de parler parce qu’il a encore tant de choses à dire même si, au fond, il est mort depuis longtemps. Michelangelo Vitalini, sculpteur de renom et de génie, prend la parole, au sens figuré, pour la dernière fois. Virtuose de la narration, Jean-Baptiste Andrea choisit le « Je » pour revenir sur les pas de l’histoire personnelle de l’artiste, une existence souvent difficile, mais d’une richesse infinie. 


« Veiller sur elle » raconte un demi-siècle d’histoire de l’Italie où deux personnages principaux se répondent : Mimo et Viola. Mimo est pris en charge par son « oncle » Alberto sculpteur de métier malgré « un piccolo problema », une tare visible et moquée de tous. Il souffre d’achondroplasie. À San Pietro, que va-t-on pouvoir faire de lui à part l’exploiter ? Viola a presque le même âge lorsqu’ils se rencontrent. Facétieuse, futée, et très intelligente, elle aime lire, retient tout ce qu’elle apprend et se donne comme mission de le transmettre, dit ce qu’elle pense et a un avis sur tout. Elle fréquente des lieux singuliers « Tu crois que ce sont les morts qui font les guerres ? Qui s’embusquent au bord des chemins ? Qui te violent et te volent ? Les morts sont nos amis, tu ferais mieux d’avoir peur des vivants. » Issue d’une famille riche, les Orsini, elle a trois frères, dont deux qu’elle affronte sans jamais se démonter. Jean-Baptiste Andrea va rendre Mimo et Viola inséparables, même lorsque la vie les éloigne ou que leurs disputes dues à quelques divergences d’opinions les détachent l’un de l’autre. Viola séduit par la haute estime qu’elle a des actes, des relations et des individus. Elle a une sensibilité exacerbée aux signes. « Quand tu dis au revoir à quelqu’un que tu aimes, tu fais quelques pas, puis tu te retournes pour la voir une dernière fois, peut-être même faire un petit signe de la main. Moi, je me suis retournée. Toi, tu as continué à marcher comme si tu m’avais déjà oubliée. J’ai donc décidé que nous ne nous reverrions jamais. Puis j’ai réfléchi, et je me suis dit que c’était sans doute parce que tu étais un rustre et un ignare. » Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer, promis à s’apporter l’un l’autre ce dont la vie les a privés. Jumeaux cosmiques de cœur, ils seront liés « par-delà le temps et l’espace, par une force qui nous dépasse et que rien ne pourra jamais briser. »


« Veiller sur elle » raconte ces années qui passent où chacun évolue dans son domaine. Mimo, dans la sculpture, Viola dans la construction d’idées parfois abracadabrantes. Mimo a un don certain pour sentir le bois puis le marbre qu’il sculpte. Il retranscrit silencieusement ses émotions grâce à ses mains. Viola exprime ses désirs à cor et à cri, veut faire des études dans un domaine très singulier pour une jeune fille de sa condition. Leur relation est sans égal. Elle se situe entre un amour profond et authentique, et une amitié proche de l’amour inconditionnel, absolu, total, sans réserve et sans relations charnelles. Ils s’écoutent, se confient, s’acceptent, se disputent, se pardonnent. Ils connaissent une vraie connexion d’âmes. « Les adultes mélangent tout le temps leur salive. Ça ne les empêche pas de se trahir et de se poignarder à longueur de journée. Nous, on va faire différemment. » Autour d’eux, le monde s’effondre par deux fois : première guerre mondiale, montée du Fascisme, seconde guerre mondiale. Les épreuves de la vie ne les épargnent pas, les désaccords idéologiques parviennent à créer des années de silence, les incompréhensions génèrent des fossés, mais toujours ils se retrouvent. « Nous ne sommes pas des aimants. Nous sommes une symphonie. Et même la musique a besoin de silences. » Eux évoluent sans sommation de la force 1 à la force 12 sur l’échelle de Mercalli. 

Pendant que le passé se déroule, certains chapitres sont consacrés au Padre Vincenzo, protecteur d’un trésor que peu d’humains ont eu la chance de voir. Des moines, quelques bureaucrates, une trentaine de personnes tout au plus et Michelangelo Vitalini évidemment. « Elle est là, ne vous inquiétez pas, elle se porte à merveille, à ceci près que personne n’a le droit de la voir. (…) On l’enferme pour la protéger. »


« Veiller sur elle » touche au sublime. En raison de cette relation unique d’abord où deux âmes sœurs voyagent côte à côte. Comme nous sommes chanceux d’avoir ce privilège de les voir devenir adultes, sans avoir les mêmes préoccupations, ou les mêmes idées ! Mimo est aussi calme que Viola est tempétueuse. Durant tout le roman, je me suis demandé qui avait le plus besoin de l’autre pour respirer. Mimo ? « Il n’y a pas de Mimo Vitaliani sans Viola Orsini. Mais il y a Viola Orsini, sans besoin de personne. » Viola ? « Non, Mimo, c’est vrai. Toute ma vie, j’ai eu besoin de toi pour être normale. Tu es mon centre de gravité, raison pour laquelle tu n’es pas toujours drôle. » Les plus belles amitiés sont sans aucun doute celles où l’on se dit la vérité… 


Dans « Veiller sur elle », Jean-Baptise Andrea aborde certes le temps qui passe en plaçant l’histoire au cœur d’une Histoire déchaînée. Il y appose ensuite cette amitié sublime, fantasque, presque ensorcelante… Mais, « Veiller sur elle » voit naître un féminisme certain grâce au personnage de Viola. « Il n’y a pas d’hommes avec un grand H. Vous êtes tous des hommes avec de tout petits h. Alors, dites-moi, parce que ça m’intéresse. D’où vient votre violence, hein ? » Rien ne prédestinait cette jeune femme à développer cet esprit libre, elle qui a grandi dans une famille bourgeoise de la haute société où les femmes ont peu voix au chapitre. « Mais il y a en moi une anormalité que même toi, tu ne soigneras jamais : c’est que je suis une femme et que je n’en ai rien à faire. » L’auteur, facétieux, nous fera l’admirable démonstration de la chute d’un empire familial quand l’esprit libre et indépendant, lui, peut encore tenir debout…


Jean-Baptise Andrea apporte aussi de belles réflexions sur l’art, à travers le personnage de Mimo, ou ceux qui le côtoient dans son milieu. « Moi aussi, un jour, j’ai cru que j’avais du talent. J’ai compris depuis qu’on ne peut pas avoir du talent. Le talent ne se possède pas. C’est un nuage de vapeur que tu passes ta vie à essayer de retenir. » De Rome à Florence, de petits projets aux plus fastueux, la passion dévorante engloutit tout sur son passage. Il n’y a de temps pour rien d’autre, surtout pas celui de se forger ses propres opinions sur le monde dans lequel il évolue. La plongée dans cet art que je connaissais très mal au fond a été réellement fascinante. « Écoute-moi bien. Sculpter, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. Tu comprends ? »


« Veiller sur elle » a été la découverte d’une plume fine, romanesque, intime et d’une réelle sensibilité qui force l’admiration. Jusque dans les descriptions, l’écriture de Jean-Baptise Andrea fascine et hypnotise. Mimo et Viola resteront à jamais de grands personnages de littérature difficiles à quitter et impossibles à oublier. Je recommande très fortement de se dégager du temps de cerveau disponible pour aborder ce roman en toute sérénité, car, puisque je vous dois la vérité, j’ai failli l’abandonner dans les cent cinquante premières pages par manque de temps et de concentration … Il fait partie de ces romans qui méritent une attention particulière pour se laisser l’opportunité de s’imprégner des mots, des atmosphères et des personnages. « Viola était le démiurge de nos vies, les organisait à sa guise, d’un claquement de doigts, ou d’un sourire. » Mimo fut un concepteur et un créateur de génie de son siècle, portant l’Italie au rang de ces artistes prodigieux dont les œuvres peuvent s’admirer parfois à ciel ouvert aux quatre coins du pays. Je les ai aimés. Follement. Leurs esprits tourbillonnent et ondulent dans les vents… « Tramontane, sirocco, libeccio, ponant et mistral, je t’appelle au nom de tous les vents. » 

Absolument éblouissant !

LA RENTRÉE LITTÉRAIRE CHEZ L’ICONOCLASTE

RENTRÉE LITTÉRAIRE DU MOIS D’AOÛT 2023, MES CHOIX PERSONNELS.

Avis de lecture de Christine, blog evasionpolar

Avis de lecture d’Yvan, blog EmOtionS

12 réflexions sur “VEILLER SUR ELLE, Jean-Baptiste Andrea – L’Iconoclaste, paru le 17 août 2023.

  1. Yvan dit :

    oh oui, c’est un livre sublime ! Des personnages d’une telle force et d’une telle beauté comme j’en ai rarement côtoyé, magnifiés par une écriture et un art du romanesque incroyable. Merci pour cette chronique si enthousiaste, si prenante, pour mettre en avant ce livre inoubliable

  2. Matatoune dit :

    Après cette magnifique chronique, très envie de découvrir ce roman de la rentrée littéraire. Merci

  3. ~ Anaïs ~ dit :

    Ça semble si beau à lire…
    Je le rajoute à ma liste !

    Merci pour la découverte et cette chronique 😊

  4. laplumedelulu dit :

    Wooowww 😍. Comment tu écris ta chronique. Merci à toi 🙏 😘

  5. Warlop dit :

    J’aime ce que tu en dis, une histoire, des personnages inoubliables, fascinant. Tu sais combien j’ai aimé 😊🥰

  6. Une chronique flamboyante, à l’image du roman certainement !

    1. Aude Bouquine dit :

      Oui, c’est une roman merveilleux ♥️

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Aude Bouquine

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture

%d blogueurs aiment cette page :
Aller à la barre d’outils