« Ce que je n’ai pas su » de Solène Bakowski est le parfait reflet de ce que je pense viscéralement : connaît-on réellement celle ou celui qui partage notre vie ? La réponse est non. Et j’ai envie de dire : heureusement !! Chacun garde au fond de son cœur quelques secrets sur son existence et conserve des souvenirs qui n’appartiennent qu’à lui. Lorsque Hélène se rend aux funérailles de son époux qui l’a quittée brutalement l’année passée, c’est le choc. Paul partageait sa vie depuis dix ans. À part son statut d’écrivain, elle ne savait finalement rien de lui. Rien de sa vie d’avant, rien de sa famille qu’elle va rencontrer et qu’il disait morte, rien de l’existence d’une « autre vie » que Paul a passionnément aimé autrefois.
C’est Françoise, l’éditrice de Paul qui lui annonce la terrible nouvelle. « Elle ajoute que Paul a eu un accident de voiture. Les secours n’ont rien pu faire. Il était déjà mort à leur arrivée. » Hasard total ou dernier clin d’œil, Hélène apprend la mort de son mari « un an jour pour jour après son abandon. ». Il y a 12 mois, alors qu’ils étaient parfaitement heureux, dix ans de vie commune sans nuages, Paul laissait un mot à l’attention de sa femme. « Je pars, pardon. Ne t’inquiète pas pour moi. Prends soin de toi. » Incompréhensible… L’enterrement, la cérémonie aura lieu le lendemain à 11 h, dans un petit village situé dans la Marne, Meynon, dont Hélène n’a jamais entendu parler. C’est le premier temps du récit de « Ce que je n’ai pas su ».
Le second temps relate précisément « Ce que je n’ai pas su », à travers la voix de Paul, intermèdes d’une existence voilée, aux contours flous et volontairement cachés. Qui était réellement Paul Chevalier, 42 ans, vingt romans et quelques prix littéraires à son actif ? Qui est Julien Mahaut, l’enfant aux mille rêves qui n’osait pas s’imposer et dont l’avenir prédestiné se bornait à travailler dans la même usine que celle de son père ? Des séquences écrites à la première personne du singulier où des fragments d’existences sont dévoilés. Un père ouvrier dans une usine, des sœurs notamment Laurette dont on perçoit la proximité, une muse qui fait jaillir l’amour de la littérature, et l’envie d’écriture.
Le fil conducteur de « Ce que je n’ai pas su » est centré sur Hélène, la femme de Paul, abandonnée par son mari de façon soudaine, alors qu’ils étaient les deux faces d’une même pièce. Son déplacement à Meynon va peu à peu faire la lumière sur la vie de Paul. L’heure des révélations a sonné, et avec elle, une tempête d’émotions se lève…Comment en vient-on à renier sa propre famille ? Pourquoi ?
Dans ce nouveau roman, Solène Bakowski interroge la réécriture d’une vie. Lorsque l’on est issu d’un milieu modeste, a-t-on le droit de rêver d’en sortir ? A-t-on le droit aux rêves les plus fous d’une façon plus générale ? La pénibilité du quotidien, l’épuisement qui en découle empêche parfois de se poser les bonnes questions. Sauf que, en créant des personnages d’une telle densité, d’une véritable humanité, l’écrivaine parvient à titiller nos propres chemins de vie, et de facto, de remettre en lumière nos rêves d’adolescents ou de jeunes adultes. C’est précisément cela que j’ai trouvé fort touchant, dans « Ce que je n’ai pas su ». Bien sûr, dans les thématiques phares on trouve le poids du secret, les mensonges, le besoin de réparation et de pardon, mais cela ne me semble pas l’essentiel. Ce roman est un rendez-vous avec vous-même, avec ce qui est caché, précisément là tout au fond de votre cœur et dont personne ne connaît véritablement l’existence à part vous. Imaginez-vous un instant avoir le pouvoir de réécrire votre vie ? Prenez le temps de renouer avec celle ou celui d’avant, avant l’âge adulte et toutes ses obligations… vous verrez, la reconnexion à vos aspirations passées resurgira immédiatement. « Les rêves, ça fait chier, surtout quand ils sont plus grands que soi. »
Dans « Ce que je n’ai pas su », il est aussi question de résilience, de pardon, de réparations, de réconciliations. Il me semble que ce sont des valeurs un peu oubliées dans notre monde où le négativisme, la rancune, la haine ont tendance à faire loi. Comprendre l’autre et l’accepter dans sa différence est un véritable défi. Hélène doit passer par toutes les étapes émotionnelles, de la colère à la paix. Le chemin est difficile, car elle doit faire preuve d’écoute au moment où le chagrin l’envahit tout entière, elle doit faire preuve de compassion pour son compagnon, d’acceptation des secrets, des non-dits, d’un pan de sa vie qu’il lui avait toujours dissimulé. Faut-il aimer profondément l’autre pour parvenir à une telle abnégation…
De plus, je dois avouer que j’ai beaucoup souri grâce au personnage de l’éditrice. Ses joutes verbales sur son métier, sur les auteurs, sur l’écriture, sont extrêmement savoureuses. « Elle connaît parfaitement les rouages éditoriaux. Elle adore son job, mais elle en revient souvent, un milieu de lèche-culs, t’as pas idée. Son secret, c’est l’insomnie et la patience. L’insomnie pour fureter dans les manuscrits à la recherche de la perle rare. La patience, parce qu’un auteur, c’est un gosse, au début ça sait pas faire, c’est pressé, un éjaculateur précoce. Faut lui laisser le temps d’apprendre à caresser et à se laisser caresser. Rocco Siffredi ne s’est pas fabriqué en une semaine. C’est pareil pour Romain Gary. » Le personnage de Françoise, ses réflexions d’un côté, associées à celles d’un autre personnage à l’origine de la carrière d’écrivain de Paul se répondent admirablement bien, surtout qu’elles ne se connaissent pas. « J’ai passé la plus grande partie de ma vie à lire. Je sais reconnaître un souffle. Croyez-moi, ce n’est pas si fréquent. Des tas de gens sont capables d’écrire correctement, aligner des jolies phrases ne demande qu’un peu d’entraînement. Mais vous, vous avez la capacité d’émouvoir. Moi, en tout cas, vous m’avez émue. Vous émouvez à votre insu. Vous savez changer votre plomb en or. » Le lecteur sent ici l’amour de la littérature. Il est donné un sens à l’écriture tout en restant très réaliste sur le métier d’éditeur ou d’auteur…
Le roman de Solène est terriblement touchant parce qu’il sonne vrai. Parce que ses personnages nous ressemblent. Parce que certaines situations ne nous sont pas inconnues. Parce qu’elle parle de la vie, la vraie, sans chercher à tomber dans le pathos, sans vouloir toucher à tout prix. C’était déjà le cas dans ses romans précédents.
Vous l’aurez compris, « Ce que je n’ai pas su » m’a énormément émue. La plume de Solène Bakowski est extrêmement fine, toute en nuance, sensible. Ces personnages sont humainement très bien décrits et génèrent à eux seuls la force des émotions. L’histoire que renferme ce roman peut nous arriver à tous, ce qui déclenche une proximité avec l’auteur, une empathie immédiate, voire une identification. C’est un régal de lecture, un livre comme je les aime, qui émeut autant qu’il interroge. « Vous savez comment c’est, il faut être deux pour écrire un livre. Le romancier dessine le bateau mais c’est le lecteur qui navigue en fin de compte. » Il faut beaucoup aimer les gens, et Solène les aime passionnément.
Ma chronique de IL FAUT BEAUCOUP AIMER LES GENS, Solène Bakowski – Plon, sorti le 5 mai 2022.
Ma chronique de RUE DU RENDEZ-VOUS, Solène Bakowski – Plon, sortie le 20 mai 2021.
Lien vers les prochaines sorties des éditions Plon
Il est dans ma pal. Très belle ta chronique Aude. Merci à toi 🙏😘
Merci beaucoup
😘
Je crois bien, à te lire, que ça devrait me plaire aussi. Mais est-ce une surprise ? 😉
Aucunement ! Il est très beau ce roman, même si je n’ai pas pu parler de beaucoup de choses.
L’essentiel est de faire passer le ressenti, et tu l’as bien fait 😉
Merci my friend, J’ai un peu bossé dessus 😉
Ça se sent 😉
Je n’ai encore jamais lu un livre de l’autrice, bien que j’en ai un dans ma PAL depuis de nombreuses années. Celui-ci me tente beaucoup plus, le sujet, la famille, les personnages, tout attise ma curiosité.
Il faut que tu la découvres. Ses 3 derniers sont sublimes ❤️