Aude Bouquine

Blog littéraire

Reste de Adeline Dieudonné, Iconoclaste Bilan lectures d'avril 2023

« Reste » est le nouveau roman de Adeline Dieudonné. Le premier « La vraie vie » paru en 2018 avait défrayé la chronique tant ce roman était émotionnellement chargé. « Reste » est de cet acabit. Dérangeant certes, mais abordant des thématiques très actuelles. Je pourrais même dire que « Reste » est un texte féministe, mais pas un féminisme enragé et révolté, un féminisme éclairé et raisonné. 

« Reste » raconte l’histoire d’une femme qui retrouve son amant noyé dans le lac où il allait nager régulièrement. « Est-ce que M. s’est rendu compte qu’il se noyait ? Ou était-il inconscient quand c’est arrivé ? Est-ce qu’il s’est noyé parce que son cœur s’est arrêté ou est-ce que son cœur s’est arrêté parce qu’il s’est noyé ? ». Depuis 8 ans, ils se voyaient en cachette. Lui était marié, elle non. Entre eux, pas de vie de couple, pas d’obligations, pas de compromis, pas de promesses inutiles. Ensemble, ils ont simplement profité du temps qui leur était offert. La beauté de l’instant présent. La mort de M. est comme un coup de taser qui fait dérailler le cerveau de la narratrice. Il lui faut encore un peu de temps pour lui dire au revoir, encore un peu de temps pour imprimer son odeur dans ses souvenirs, encore un peu de temps pour se souvenir des contours de son anatomie. Elle décide de ne pas « rendre » le corps, de ne pas signaler son décès sauf à sa femme à qui elle écrit une lettre. 

« Reste » est un récit d’à peine 276 pages et pourtant, le nombre de thématiques abordées par Adeline Dieudonné est impressionnant. La façon dont elle dit les choses, sans fioritures, grâce à une écriture qui va « à l’os » des émotions, à l’origine des problématiques est spectaculaire de maturité. Elle aborde sans ambages ce qu’est être une femme, une maîtresse et une mère aujourd’hui. Je peux vous dire que cela décoiffe et que cette liberté de ton fait un bien immense ! Dans cette période où « le politiquement correct » est de mise et où les « senseurs de la pensée » font loi, que c’est jubilatoire de lire un texte qui s’embarrasse si peu des conventions sociales ! C’est comme si elle réglait ses comptes avec certaines idées bien pensantes sur le fait d’être fille, d’être mère, d’être femme, d’être amante et le poids que la société fait porter sur chacune d’elles. 

La mère d’abord, puisque la narratrice S. est maman. Avant d’être la maîtresse de M. elle a vécu d’autres vies. Voilà par exemple ce qu’elle dit sur la période post-accouchement et le fameux congé de maternité. « J’emmerde le post-partum. J’emmerde les hormones. Si on avait inversé les rôles, si Romain avait dû prendre ma place, il aurait aussi fini à moitié dingue. On nous vend ça comme les plus belles semaines de notre vie, on appelle ça un “congé”, veinardes que nous sommes. Et moi j’y avais cru. J’avais imaginé des journées à ronronner, l’enfant tendrement endormi dans son couffin en osier, le soleil oblique éclaboussant un plaid en cachemire blanc, l’odeur de la lessive fraîche, moi m’abandonnant aux œuvres complètes de Dostoïevski en écoutant Bach. Mon cul. » Comment te dire Adeline que je suis tellement d’accord avec toi !! Une belle arnaque ce truc-là !

Si « Reste » relate une histoire d’amour qui se termine subitement, le roman décortique également les précédentes relations de la narratrice pour marquer toutes les différences entre cette histoire là, précieuse, irremplaçable et toutes les autres. Ainsi, par le biais de sa narratrice, Adeline Dieudonné explore le statut de femme. La lucide : « Je ne pense pas qu’on m’ait appris à me taire. Simplement, on ne m’a pas appris à parler. Et on m’a dissuadée d’essayer. J’ai compris très tôt que pour être aimée des hommes il fallait éviter de leur prendre la tête, éviter d’être une chieuse, une grande gueule, une mégère. » Celle qui se protège face à la brutalité masculine : « Ici l’homme plus grand, plus large, plus lourd n’a pas écouté. Il avait entendu, sans aucun doute possible, mais il n’a pas écouté. Ce n’était plus un homme que je sentais contre moi et en moi mais une masse de muscles furieux. Un sanglier. C’est là que j’ai commencé à avoir peur. J’ai pensé : “On peut raisonner un homme, pas un sanglier.” » Celle qui déforme la réalité pour survivre : « Aussi, c’était une façon de ne pas en faire un salaud. Si ça n’est pas grave, c’est qu’il ne s’est rien passé. S’il ne s’est rien passé, le sanglier n’existe pas. C’est fou le pouvoir que j’ai. Si je décide qu’il ne m’a pas violée, le viol n’a pas eu lieu. C’est magique. Pas de douleur, donc pas de victime, donc pas de crime. Circulez. » Car dans une seule femme, il y a de multiples autres femmes qui se rencontrent, qui s’éteignent pour laisser la place à d’autres, qui évoluent et raisonnent… et qui meurent parfois.

Au début de la lecture de « Reste », j’ai été saisie par la froideur de l’écriture. Parler d’amour fou avec tant de détachement et si peu de mots m’apparaissaient être un échec. L’écriture était aussi glaciale que le corps sans vie de M. C’était finalement assez logique. Les émotions arrivent quand la narratrice raconte leur histoire en la comparant aux autres vécues et terminées. Par opposition au cynisme de certains passages, le lecteur parvient à ressentir l’amour pour cet homme et à l’imaginer s’épanouir. « La vie de couple, on croit que ce n’est que de l’amour, mais je voudrais avoir accès aux pensées intimes de tous les couples du monde, spécialement ceux qui ont des bébés, même quand ils s’aiment, même quand tout va bien, je suis prête à parier mon clito qu’ils ont tous ces pensées, qu’ils confinent tous à une forme de détestation de l’autre à un moment. » 

« Reste » est une injonction, un cri, une supplication… « Je ne t’ai sans doute pas assez remercié, mon amour. On oublie toujours de dire merci, on dit “je t’aime” et on croit que ça suffit. Alors merci, pour tout ce que tu sais déjà, pour m’avoir aidée à réaliser que j’étais autre chose qu’une fille sexy en short, merci d’avoir aimé mes muscles, ma force, mon agressivité, d’avoir ri à mes blagues pas drôles, respecté mon besoin de solitude, merci de m’avoir embrassée en pleine rue, merci pour le cul qu’on a réappris ensemble. Merci pour ta fragilité. Merci d’avoir accepté de te débarrasser avec moi des artifices à la con du manège amoureux, la jalousie, la possession, les preuves à brandir, merci de m’avoir vue comme une alliée, pas comme une adversaire, merci d’être devenu mon meilleur ami. Au revoir, mon amour. »

« Reste » est un roman d’une extrême densité psychologique aux thématiques multiples qui fait réfléchir sur la place des femmes dans la société, sur leurs rapports avec les hommes, sur les frustrations engendrées par ce sexe féminin parfois si difficile à porter. Pour aborder ces situations, Adeline Dieudonné a créé un contexte très dérangeant, une amante qui conserve le corps mort de son homme, qui le voit se décomposer, changer, se métamorphoser. Exprimer autant d’émotions et autant d’idées en si peu de pages relève soit de la folie, soit du génie. Je penche pour le génie. « Reste » est un récit atypique, une beauté noire de cœur de femme. Magistral !

Ma chronique de LA VRAIE VIE, Adeline Dieudonné – L’Iconoclaste

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7 réflexions sur “RESTE, Adeline Dieudonné – Iconoclaste, paru le 6 avril 2023.

  1. Yvan dit :

    Bref, elle a encore frappé fort !

  2. Aude Bouquine dit :

    Ça pour frapper, elle frappe !

  3. peluche0706 dit :

    J’aime beaucoup cette autrice. Je n’ai lu que La vraie vie pour le moment. Trop de livres à lire avant… Merci pour ce retour !

  4. Un texte fort, qui donne des coups, ton ressentiaussiil frappefort..je sais je le commande😅

  5. Aude Bouquine dit :

    Bonne idée 😉
    Ça va te parler aussi, j’en suis certaine !

  6. Céline dit :

    Une autrice qu’il faut que je découvre.

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