Aude Bouquine

Blog littéraire

Où vivaient les gens heureux de Joyce Maynard Bilan lectures d'avril 2023

Dans « Où vivaient les gens heureux », le personnage principal est une maison, précisément une ferme. Cette ferme a été achetée par Eleanor qui avait alors une vingtaine d’années. À cet âge, ses aspirations étaient déjà très différentes de celles des autres jeunes femmes de son époque. « Dans tout le pays, les femmes affirmaient, certainement à juste titre, qu’elles ne voulaient plus être définies par leur vie à la maison. Mais pour Eleanor, la maison était ce qui importait plus que tout. Elle était partie à la recherche de la sienne. » Eleanor est une jeune femme indépendante et autonome. Elle écrit et illustre des livres pour enfants qui narrent les aventures d’une petite fille qui n’a pas de parents et qui voyage dans le monde entier. C’est une artiste qui, à travers ses histoires et son héroïne, Bodie, exorcise un drame personnel. À cause, ou grâce au démarrage difficile de son existence, Eleanor est en quête de choses simples. « Peut-être que la maison lui apporterait ce qui venait avec, ce qui arrive dans les maisons des gens, dans les vies des gens. Tout ce qui lui manquait cruellement deviendrait accessible. »

La ferme la séduit à la seconde où elle la voit. Près de ses murs se déploie un énorme frêne que tout le monde appelle « Old Ashworthy ». Cet arbre semble veiller sur la maison, et il apparaît très clairement à Eleanor qu’il protégera ceux qui y vivent. « Ce lieu ressemblait à une maison où vivaient des gens qui s’aimaient. » Le roman s’ouvre par un prologue qui raconte une tradition familiale. La fabrication de bonhommes-bouchons. Chaque année, tous les membres de la famille construisent des bateaux dans lesquels ils déposent les fameux bonhommes-bouchons, puis ils les mettent à l’eau sur la rivière qui coule près de la ferme. Ainsi, Joyce Maynard a pris la décision de commencer « Où vivaient les gens heureux » par la fin, si je peux l’exprimer ainsi. Une tradition familiale qui laisse supposer l’existence d’une famille, puis des premiers chapitres qui racontent un événement familial où tous sont réunis…

Rapidement, le lecteur comprend que le rêve d’Eleanor n’a pas tourné tout à fait comme prévu… Dans sa ferme, elle apparaît être une invitée, tout le monde semble la regarder de travers. Pourquoi ? Comment en est-on arrivé là ? Que s’est-il passé entre le moment où la ferme est devenue sa maison, le moment où elle semble y avoir construit une famille, et aujourd’hui ? « On quitte parfois un endroit parce qu’on n’aime pas y être. Et parfois on doit le quitter parce qu’on l’aime trop. » Joyce Maynard nous propose une narration à rebours qui rend le récit non seulement captivant, mais qui déclenche surtout une pléthore d’émotions très contrastées qui va de la joie la plus profonde à la haine la plus féroce. 

« Où vivaient les gens heureux » est l’histoire d’un rêve simple. Pas de grandes ambitions, pas de tentative d’accéder à des jalons professionnels inaccessibles. Cela peut apparaître simpliste, mais le souhait d’Eleanor est plus difficile à exaucer qu’il n’y paraît. Dans cette ferme, elle vit le grand amour avec Cam. Ensemble, ils auront trois enfants : Alison, Ursula et Toby. Comme toutes les familles, ils devront faire face aux difficultés quotidiennes : l’éducation des enfants, les inquiétudes financières, et la vie qui passe en rendant toute passion un peu moins éclatante. Joyce Maynard fait évoluer son récit des années 1970 à nos jours, et y incorpore les grands événements qui bouleversent la société américaine à ce moment de l’Histoire. Cela rend le récit dense, riche, et éclairant sur différents sujets. Je retiens principalement la difficulté d’être une femme en 1970, difficulté qui est somme toute assez similaire à ce que certaines femmes vivent encore aujourd’hui. 

Ce roman n’est pas facile à résumer, et après tout si vous décidez de le lire, vous découvrirez pas à pas l’histoire d’Eleanor. Certes, il y a la famille qu’elle s’est construite, son rêve à elle, mais « Où vivaient les gens heureux » et d’abord l’histoire de cette femme. Dans cette chronique, c’est précisément cette femme que je veux mettre en avant. Ce qu’elle vit enfant auprès de parents alcooliques qui entrent très facilement dans une phase appelée « Crazyland » (chacun comprendra), puis ce qu’elle expérimente en tant que femme unique pourvoyeur des rentrées d’argent de la maison, ce qu’elle doit subir en tant que mère, puis ce qu’elle doit encaisser après un drame qui frappe la maisonnée, et enfin ce pacte qu’elle signe avec Cam et qu’elle s’exhorte à respecter envers et contre tout, quitte à tout perdre.

Je ne peux que vous parler de mon ressenti, de ma rage, de ma haine, de mon profond mépris pour cet homme qui, parce qu’il est un bon père, bénéficie de tous les pardons. Il est assez rare que je ressente une aversion aussi intense pour un personnage de fiction, et une empathie aussi profonde pour un autre personnage de fiction. En ce sens, Joyce Maynard réussit un tour de force, autant sur la forme qu’elle donne à « Où vivaient les gens heureux », que sur le fond qu’elle décortique. 

J’ai été ulcérée et scandalisée par le levier qu’a utilisé cet homme pour contenir la rage de sa femme, alors qu’il est en tout point responsable de ce qui arrive dans cette famille. Il a su, par une simple phrase, décrocher le totem d’immunité. J’ai physiquement eu envie de vomir. J’ai moralement eu envie de le frapper, de l’assommer, et de, disons-le franchement, le castrer. Lui et ceux de sa race allez donc rôtir en enfer !

À l’inverse, j’ai ressenti une compassion viscérale pour Eleanor, une admiration impérieuse pour son abnégation, pour sa capacité à protéger ses enfants envers et contre tout, à tenir sa parole quoiqu’il en coûte, et à redéfinir à elle seule le sens profond de l’amour. Elle qui rêvait d’une vie simple dont le seul but était de créer une famille harmonieuse, se retrouve au milieu d’une tempête vertigineuse qu’elle affronte sans jamais se plaindre, ou exploser. Elle incarne un modèle de compassion et de pardon hors du commun qui la place au panthéon des héroïnes inoubliables. 

« Où vivaient les gens heureux » provoque un bouillonnement d’émotions impossible à temporiser tant les personnages nous prennent au cœur et aux tripes. C’est un roman d’une intensité exceptionnelle où le lecteur à l’instar des bonhommes-bouchons, tente de ne pas se noyer. 

Dans la veine des grands romans américains, Joyce Maynard place la barre très haute sur l’échelle des chefs-d’œuvre à avoir lu, où la violence du monde et des êtres côtoient les sentiments les plus nobles. 

Le roman est sorti en poche, découvrez le catalogue 10/18

Lien vers le site de l’éditeur Philippe Rey

Lien vers mon bilan lecture de mars 2023

6 réflexions sur “OÙ VIVAIENT LES GENS HEUREUX, Joyce Maynard – Philippe Rey, sortie le 19 août 2021.

  1. En te lisant je suis intriguée et j’ai hâte de connaître la force et l’abnégation de cette femme. De découvrir un pan historique, d’être transportée, exaltée mais certainement aussi ulcérée avec une envie de meurtre. Hâte de le recevoir.
    Merci de me faire connaître des auteurs qui ne m’aurait pas forcément « appelé »

  2. Aude Bouquine dit :

    On parle souvent toutes les deux du poids qui incombe aux femmes dans le foyer, la fameuse charge mentale… là, la situation fait que c’est encore pire… J’ai détesté le personnage masculin jusqu’à l’os, sa lâcheté dégoûtante surtout. S’il est un bon père, il devient un mari à vomir…
    Hâte d’avoir ton avis 😘

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