« Que deviennent nos rêves de jeunesse ? Nos illusions ? Comment accepter d’être ce que nous sommes devenus ? Ce que le temps, le pouvoir, ont fait de nous ? »
Voici les quelques phrases qui présentent la quatrième de couverture. Cette présentation illustre parfaitement les thématiques du roman : suivre les destinés de plusieurs protagonistes, des années 1980 aux années 2020 dans leurs désirs de réussite, leurs ambitions, leurs rêves réalisés ou déchus, et pour certains leur soif de pouvoir. Car c’est bien l’une des thématiques majeures ce roman : l’ambition du pouvoir.
À la manière de François Roux dans « Le bonheur National Brut » ou encore de Meg Wolitzer dans « Les intéressants », Antoine Rault dépeint un pan de notre histoire, 40 années, à travers différents personnages. Certains vont vous sembler bien familiers, Jeanne, Marc, Sonia ou encore Frédéric. D’autres sortent tout droit des connaissances personnelles ou de l’imagination de l’auteur. C’est la grande originalité de ce roman : un savant mélange d’êtres familiers et d’illustres inconnus, tous issus de milieux sociaux différents, mais gouvernés par la même envie farouche : réussir sa vie.
Ainsi, dans une chronologie délicieusement floue, l’auteur va nous embarquer au cœur des vies de Sonia, issue d’un milieu modeste, musulmane, destinée à être mariée très tôt, mais désireuse de faire de grandes études, Marc extrêmement doué en ingénierie et dont les parents souhaitent qu’il fasse beaucoup mieux qu’eux, Jeanne venant d’un milieu privilégié, mais appelée « la fille du facho » qui doit apprendre à se démarquer de son père, Frédéric follement amoureux de sa prof, Stéphane qui n’assume pas son homosexualité, Clara, féministe, ivre de liberté qui ne veut être dépendante ni d’un homme, ni de ses sentiments, Diane actrice en devenir qui ne prend pas la mesure d’un évènement traumatique vécu. Personnages fictifs ou enclins à se rapprocher de certaines personnalités connues, ils ont tous des rêves à réaliser. Le lecteur suit avec délectation leurs tranches de vie, sans linéarité précise, parfois en faisant de grands sauts dans le temps. On les retrouve mariés, divorcés, solidement ancrés dans leurs postes ou encore en devenir, confrontés aux dilemmes de la vie, bonheurs comme catastrophes. J’ai adoré être le témoin privilégié de ces vies, me plonger dans leurs réflexions, savoir ce qu’ils étaient devenus comme si je regardais par le trou d’une serrure. Chaque chapitre porte le nom d’un protagoniste et même si j’ai beaucoup aimé découvrir ce que sa vie était devenue, j’étais toujours nostalgique du personnage que je venais de laisser. Aucun ne prend la part belle, tous sont lumineux, vivants, et riches.
Antoine Rault s’appuie un postulat de base très intéressant, c’est la seconde thématique phare du roman : réussir sa vie est-ce synonyme de bonheur ? Quand j’ai réussi à atteindre le but que je m’étais fixé, suis-je forcement heureux ? Si j’accède aux plus hautes sphères du pouvoir, suis-je comblé ? Si mes rêves de jeunesse sont exaucés, ai-je enfin la certitude que je n’ai plus d’excuses pour ne pas nager dans un océan de bonheur ?
« Stéphane, vivez, profitez de chaque jour, de chaque instant. (…) Vous êtes ambitieux, c’est bien. Moi aussi, j’étais ambitieux. Mais le plus important : soyez vous-même. Soyez qui vous êtes. Faites ce qui compte vraiment pour vous, ce que vous sentez profondément. Ne vous préoccupez pas de ce que les autres peuvent penser ou dire de vous. Ne cherchez pas à être ce que vous croyez qu’on voudrait que vous soyez. Ne cherchez pas, pour faire plaisir à qui que ce soit, à vivre sans être en accord avec l’homme que vous êtes, vous. Osez toujours être vous et alors vous vivrez la vie que vous voulez, celle qui vous rendra heureux, et vous aimerez. » Dites Antoine Rault, vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? Le clamer plus fort ? L’écrire sur un monument de Paris pour que tout le monde le voie et le décline à l’infini ? Ce sont les mots d’un père, non ? Des mots qu’on est censé répéter à l’infini… Stéphane est sans doute l’un des personnages qui a le plus résonné dans mes tripes.
Si ce roman est celui de la vie « des autres », il met aussi la lumière sur votre propre existence. Et vous alors ? Vous en êtes où dans votre vie ? Vous en êtes où de vos rêves ? Avez-vous réalisé quelques-uns des objectifs que vous vous étiez fixés ?
Je suis née en 1974, j’ai aujourd’hui 46 ans. En 1994, j’entamais des lectures de lettres parce que mon rêve de faire l’école du Louvre pour devenir commissaire-priseur s’était écroulé, dû à l’impossibilité de mes parents à la financer. Des études de lettres pour faire quoi ? Par passion, une passion qui ne m’a jamais quittée. Durant ces études, j’ai lu et étudié John Dos Passos et son « Manhattan Transfer ». J’ai détesté. Je n’ai rien compris. Il me manquait certainement la maturité nécessaire pour en percer tous les mystères. C’est amusant d’entendre Antoine Rault dire qu’il a été inspiré par ce roman, qu’il a voulu lui aussi rédiger une grande fresque historique dans laquelle le lecteur suivrait différents personnages durant plusieurs années de leurs vies.
À 20 ans, je voulais écrire pour un journal. Je voulais que le monde entier ne puisse pas se prévaloir de ne pas savoir, je voulais faire tomber ses œillères. Je voulais être reporter de guerre, décrire les horreurs du monde, être un acteur clé susceptible de faire changer les choses.
Avec « De grandes ambitions » vient l’heure des constats.
Que deviennent nos rêves de jeunesse ? Rien, me concernant. Que deviennent nos illusions ? Je les ai perdues et d’autres vérités sont venues les rejoindre dans le tourbillon de la vie.
Comment accepter ce que nous sommes devenus ? Je n’accepte pas, je suis perpétuellement en colère, contre moi-même d’abord, contre la vie, contre les décisions à prendre, les choix qu’on pense réels, mais qui n’en sont finalement pas.
J’écris des chroniques pour dire mon enthousiasme face aux textes des autres, pour enterrer ma lâcheté de ne pas écrire moi-même, pour ne pas affronter un potentiel échec, des critiques acerbes, la méchanceté radicale déjà si présente dans notre monde abject. Je vis par procuration, à travers et pour les autres, jamais pour moi. Je ne prends aucune décision : elles s’imposent à moi. Je n’ai plus la liberté de mes actes : ils me sont dictés par le tournant pris par ma vie sans que je puisse réellement me souvenir à quel moment j’aurai dû ou non prendre certains chemins. Il est trop tard maintenant pour prendre la fuite ou tout envoyer balader.
Lire « de grandes ambitions » c’est être confronté à cette mise au point, c’est devoir se confronter à soi-même, c’est accepter l’idée que nos ambitions ne se soient peut-être pas réalisées comme on l’aurait souhaité.
Une chose est sûre, c’est un livre formidable, trop court malgré ses 589 pages, d’une remarquable clairvoyance, d’une extrême justesse, d’une absolue tendresse. Un joli témoignage, la cicatrice de ce qui a été, l’espoir de ce qui reste à venir.
« On ne voit pas le temps passer, mais, parfois, si. Parfois, on tient le temps tout entier dans un seul instant. » Un peu comme ce roman…
Je trouve ton constat très dur, trop sans doute à mon sens. Et je ne parle pas du livre quand je dis ça…