Aude Bouquine

Blog littéraire

Au nord de la frontière de RJ Ellory

Lors de ma lecture de « Au nord de la frontière », j’ai ouvert une carte des États-Unis. Si vous me suivez depuis quelque temps, vous savez que c’est quelque chose que je fais régulièrement, car je veux comprendre le chemin qui est pris, les routes empruntées et savoir si chaque mention s’emboîte parfaitement dans la précédente. Je ne sais pas comment fait R.J. Ellory du fond de son Birmingham natal pour ne jamais se perdre sur les routes américaines, mais il est sans doute le plus américain de nos auteurs british ! Venez vivre un voyage fascinant au cœur de régions désertifiées et isolées où vivent deux frères fâchés. 

« Au nord de la frontière » raconte l’histoire de Victor Landis, shérif de son état à qui l’on annonce la mort de son frère cadet Franck Landis, également shérif de son état. Les deux hommes ne se parlaient plus depuis des années, une brouille sibylline qui a commencé par les poings et s’est soldée par le silence. Lorsque Victor entreprend le voyage qui va le mener jusqu’à lui, dans le comté de Dade, près de la frontière avec le Tennessee, il ne sait pas encore que son frère a été écrasé, qu’il était marié et avait une fille. Son corps, retrouvé tout près de la frontière avec le Tennessee alors qu’il allait vers le Nord, laisse entrevoir les tréfonds d’une enquête dont il n’a parlé à personne : une série de disparitions et de meurtres de plusieurs jeunes filles. C’est au nord de cette frontière, près des Appalaches, dans des villes isolées habitées par des communautés pauvres où certains individus sont prêts à tout pour remplir un peu leur portefeuille, que RJ Ellory nous entraîne. 

« Au nord de la frontière », c’est d’abord l’histoire de Victor, personnage phare du roman. Voilà bien des années que Victor s’est barricadé de l’intérieur et ne laisse personne entrer dans son cercle intime. Pour éviter de souffrir ou d’être déçu, Victor range ses émotions dans une boîte et jette la clé. Quiconque pourra pénétrer dans la vie de cet homme et se targuer de connaître ses émotions n’est pas encore né. Ce mécanisme de défense trouve sa source des années auparavant dans la relation qu’il avait son frère. Depuis cette brouille, au seuil d’une vulnérabilité tangible, Victor a choisi de garder une distance émotionnelle avec toute chose. Certes, il se protège des autres, mais surtout de lui-même et son métier de shérif l’aide bien : il garde à distance les êtres et les faits, travaille de manière autonome, et aime beaucoup cette indépendance qui lui permet de prendre de la hauteur et de ne pas s’engager émotionnellement. 

Or, lorsqu’il se rend « Au nord de la frontière » pour identifier le corps de son frère, des souvenirs qu’il avait enterrés au plus profond de lui refont surface. Ses émotions se réveillent et rallument une flamme qu’il croyait définitivement éteinte. La violente dispute qui l’a opposé à son frère refait surface. Au fil de son enquête, quelques révélations viendront secouer ses certitudes sur les origines de cette brouille, les conséquences désastreuses sur le devenir de leur relation et l’impossibilité de réparer. Car, Franck est mort. Il n’y a plus d’explication, de pardon, de réconciliation possible. Il faudra à Victor le courage de vivre avec ce fardeau. 

C’est toujours intéressant d’analyser l’œuvre d’un auteur dans son intégralité. Si vous lisez régulièrement Ellory et connaissez un peu l’histoire de sa vie, vous aurez certainement constaté que la résilience, la remise en cause des certitudes, le fait de toujours s’interroger sur soi-même fait partie de ses thématiques récurrentes. « Au nord de la frontière » ne fait pas exception à cette règle. Qui peut se targuer d’avoir toujours eu raison dans ses choix et ses réactions ? Pas les personnages d’Ellory en tout cas ! L’examen intime du passé est une récurrence dans son œuvre et la remise en cause des événements se fait toujours grâce et par les autres. Il me semble que nous partageons tous les deux la conviction que nous tirons toujours profit des interactions avec l’Autre. C’est grâce et à travers les autres que nous apprenons le plus sur nous-mêmes et que nous nous enrichissons. C’est à travers l’Autre que nous interrogeons nos certitudes et que la balance conviction-doute s’équilibre.

L’arrivée inespérée de la fille de Franck, Jennifer qui séduit par son franc-parler en est une jolie preuve. Elle possède la spontanéité des enfants, de son âge, et la franchise toute américaine de ces êtres en devenir. (c’est d’ailleurs finement observé de la part d’Ellory : les enfants américains sont très différents des enfants français dans leur capacité à dire sans filtre ce qu’ils pensent.) Parallèlement, Victor a un bras droit, Barbara, qui a une sacrée répartie et qui ne le laisse jamais se reposer sur ses lauriers. Elle est franche, très directe, et s’autorise une liberté totale dans ses paroles. Ces deux portraits féminins, chacun à leur manière, autorisent une remise en question régulière, des actions ou des émotions de Victor. Cette mise en abîme de l’obsession pour les liens familiaux ou amicaux interroge régulièrement l’auteur dans l’ensemble de son œuvre.

« Au nord de la frontière » regroupe à la fois un lieu et une ambiance, aussi importants que les personnages ou que le fil rouge de l’enquête. À peine quelques kilomètres séparent les deux frères, mais les choses et les êtres ne sont pas aussi gangrénés d’une région à l’autre. Il faut comprendre comment vivent les gens dans les lieux isolés, à quel point ils sont soudés, par choix ou par peur. Si quelque chose dérape, personne ne viendra les sauver, ils sont trop loin de tout. Ces longues routes interminables pour se rendre d’un point à un autre laissent le temps de se pencher sur soi-même, d’analyser des situations, de se remettre en question. « Le Road trip » américain a ceci de fascinant qu’il déclenche l’introspection. Ainsi, au fur et à mesure de ses aller-retour et de son enquête, Victor Landis fait le point sur ce qu’il a dit à son frère, et sur ce qui a été asséné sans possibilité de le rattraper « Landis se rappelait les derniers mots qu’il avait adressés à son frère. Pour toi, il n’y aura jamais de lumière à ces fenêtres. Tu ne seras jamais le bienvenu ici. Tu es peut-être de ma famille, mais à partir de maintenant et jusqu’à la fin des temps tu n’existes plus pour moi. »

Dans les romans de R.J. Ellory, il y a toujours des paroles qui font écho et que je garde en moi. Dans « Au nord de la frontière », au-delà des apparences, existe une vérité que Victor n’a pas voulu voir. N’avons-nous pas tous cette propension à nous voiler la face ? Que faire lorsque l’on décide de faire rejaillir les souvenirs pour déconstruire tout ce que l’on croyait savoir de l’autre ou de soi-même ? « Le passé est le passé. On ne peut pas le changer, quoi qu’on fasse. La seule chose qu’on puisse faire, c’est modifier la façon dont on le voit. » Ou encore : « Il avait beau essayer, le passé ne pouvait être réparé. Le passé était une marque nette qui remontait jusqu’au début de sa vie. Il pouvait continuer dans la même direction, ou s’inventer un chemin différent dans l’espoir que la destination serait meilleure. » Ce passé qui nous hante, nous obsède, nous fait dévier de nos routes, peut-être est-il temps de le laisser tranquille…. 

« Au nord de la frontière » est à la fois une plongée profonde dans l’âme humaine, une exploration des liens familiaux et une réflexion sur la résilience face au passé. R.J. Ellory  sait toujours autant me toucher…

« Au nord de la frontière », The last Highway est le dernier roman traduit par Fabrice Pointeau, la seconde voix de RJ Ellory. Qu’un hommage sincère lui soit rendu ici. 

Traduction révisée par Pierre Delacolonge

UNE SAISON POUR LES OMBRES, RJ ELLORY – Sonatine, sortie le 5 janvier 2023.

D’autres avis sur le roman sur Babelio

8 réflexions sur “Au nord de la frontière, R.J. Ellory

  1. Yvan dit :

    J’aime le lien que tu fais entre les livres de l’auteur, c’est très juste ! Encore un très belle réussite que ce roman

  2. laplumedelulu dit :

    Encore une de conquise par RJ et sa plume. Merci à toi pour la chronique 🙏 😘

  3. Aude Bouquine dit :

    Oui j’adore son écriture ♥️

  4. Lilou dit :

    merci pour ce retour profondément humain… Il est noté en bonne place !

  5. Aude Bouquine dit :

    Ellory c’est toujours profondément humain tant il décortique ses personnages.

  6. Depuis le temps, je n’ai encore jamais lu un roman de RJ Ellory. 🙈 Ce n’est pas faute d’être tentée pourtant ! Mais j’ai lu la bd « Seul le silence » que j’avais beaucoup aimé.

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