Aude Bouquine

Blog littéraire

À pied d’œuvre de Franck Courtès

Lorsque l’on est « À pied d’œuvre », c’est que l’on est prêt à travailler ou à entamer une tâche, mais l’expression désigne aussi les écrits d’un auteur et prend alors le sens de production artistique. « À pied d’oeuvre », un titre parfaitement trouvé pour ce texte singulier, qui en dit autant sur l’écrivain Franck Courtès, que sur notre société. 

Franck a été photographe de renom durant de nombreuses années. Il a photographié les plus grandes stars, a été invité au cœur de leur intimité et s’est employé à photographier leurs âmes. Mais un jour, Franck ne veut plus toucher un appareil photo. La montée en puissance du numérique et l’utilisation de Photoshop le confortent dans ce choix. C’est assez naturellement qu’il se tourne alors vers l’écriture. Son premier livre « Autorisation de pratiquer la course à pied » fonctionne plutôt bien. Suivront d’autres ouvrages, par exemple « La dernière photo », « Les liens sacrés du mariage » durant lesquels son matelas financier diminue drastiquement jusqu’à le faire disparaître. Il se retrouve alors totalement désargenté. Or, pour continuer à écrire, cette passion dévorante qu’il entretient avec la littérature, il lui faut trouver une solution. Il s’inscrit alors sur la Plateforme, une application qui propose de petits jobs pour hommes à tout faire. C’est précisément cela que Franck Courtès raconte dans « À pied d’œuvre ». Cela et la pauvreté à laquelle il fait face. 

« Entre mon métier d’écrivain et celui de manœuvre, je ne suis socialement plus rien de précis. Je suis à la misère ce que cinq heures du soir en hiver sont à l’obscurité : il fait noir mais ce n’est pas encore la nuit »

Dans « À pied d’œuvre », Franck Courtès raconte le commencement de tout : sa passion dévorante pour la littérature, le besoin impérieux d’écrire, la nécessité absolue de coucher les mots sur le papier et les difficultés qui surgissent à cause de ce choix. « Le métier d’écrivain consiste à entretenir un feu qui ne demande qu’à s’éteindre. Un feu dans la neige. (…) Achever un texte ne veut pas dire être publié, être publié ne veut pas dire être lu, être lu ne veut pas dire être aimé, être aimé ne veut pas dire avoir du succès, avoir du succès n’augure aucune fortune. » Chaque matin, Franck écrit, une routine immuable qui ne saurait tolérer la moindre variation. Chaque matin, Franck écrit, et « Tout commence par un silence à bâtir. » Malgré le sacerdoce que cela engendre, les sacrifices, la rigueur, Franck ne conçoit plus sa vie sans l’écriture. C’est devenu un besoin vital. Alors, quand l’argent vient à manquer, et qu’il n’y a plus rien à vendre parce qu’il a déjà vendu tout ce à quoi il tenait, Franck décide de trouver « un travail alimentaire ». La cinquantaine dépassée, sans diplôme particulier, Franck se heurte à la difficulté du monde de l’emploi : trop vieux, pas assez qualifié, trop qualifié… Dans l’impossibilité de trouver un emploi « classique », il est alors obligé de se tourner vers la Plateforme « une application qui met en relation des clients et des travailleurs », une cour des miracles où des « crève-la-faim » se démènent et se déchaînent pour décrocher des petits boulots très mal payés. « Un marché aux esclaves moderne »

« À pied d’œuvre » raconte cette plongée au cœur d’un système où aucune qualification réelle n’est requise, aucune compétence vérifiée ni exigée. « La méthode rappelle le recrutement hâtif d’hommes d’un pays en guerre. » La plateforme fonctionne selon un modèle fascinant : les algorithmes. Être le premier à répondre tout en proposant le prix le plus bas possible pour décrocher le petit boulot proposé. Un piège très bien huilé où « les pauvres » se livrent une guerre sans merci. Un « génie patronal, exploitant non plus le travail mais l’accès au travail ». Plusieurs anecdotes se succèdent alors, des boulots extrêmement physiques payés des clopinettes aux des tentatives désespérées pour obtenir quelques euros de pourboire, des jardiniers improvisés à la communauté des livreurs à vélo, des gravats à transporter aux rideaux à accrocher, tout y passe. « L’argent n’a pas toujours la même valeur. Il ne vaut pas la même chose en regard de ce qu’il a fallu faire pour l’obtenir. » Pour travailler, il faudra toujours baisser le coût des prestations « jusqu’à atteindre des prix indignes. » 

Malgré ses journées harassantes, le corps qui ne tient plus qu’à un fil, l’annihilation des soirées, des week-ends puisqu’il faut toujours être connecté pour trouver le boulot suivant, Franck Courtès y oppose son amour de la littérature. Car, « À pied d’œuvre », c’est aussi se souvenir du pourquoi il fait les choses, de cet amour inaltérable pour l’écriture, ce besoin de mots qui palpite. « La souffrance du manœuvre accroît la jouissance de l’écrivain. » Cet « appétit terrible » ressurgit toujours face aux douleurs physiques du quotidien.  

Franck Courtès interroge la valeur du travail et de l’argent dans notre société, le statut d’écrivain qui ne peut pas vivre de sa plume, la place de l’homme désargenté dans sa famille et vis-à-vis de la communauté. Il expose un système, l’ubérisation, où l’esclavagisme moderne est en marche. « La Plateforme et la réalisation fourbe et géniale d’une logique industrielle : utiliser une masse ouvrière réduite au silence, dont on n’exploite plus le produit du travail mais le droit de travailler lui-même. » Pour ces travailleurs de l’ombre, vidés de leur humanité par nécessité, ceux qui se voient attribuer « des miettes de travail », vivent avec une peur panique des lendemains, « À pied d’œuvre » prend des allures d’hommage : pour raconter il faut avoir vécu. 

J’ai été sidérée par la force de ce roman, pétrie de compassion et d’empathie, et d’une énorme culpabilité aussi… Car, ce système en vigueur, ce cercle vicieux, nous l’avons tous créé, vous et moi. Nous y contribuons chaque jour : déléguer l’entretien de son jardin, de son ménage, de l’amélioration de sa résidence principale, du montage de ses meubles, la livraison de ses courses, de son plateau de sushis, et j’en passe ! Voit-on la misère qui se cache derrière les visages de ces manœuvres, ce qu’il leur faut de volonté, d’abnégation et de résistance pour affronter chaque nouvelle journée ? Imagine-t-on les blessures du corps, l’épuisement, les douleurs qui empêchent un repos chèrement mérité ? Comment regardons-nous la pauvreté ? « On les tolère, on les autorise même, ces silhouettes en file indienne sous le pont. Si cet échec est acceptable, alors qu’est donc l’inacceptable? On s’indigne de travers : il devrait tout de même y avoir un moyen d’empêcher ça! dit-on. Et puis le train repart comme avant, on continue d’acheter ce qu’on peut s’offrir, de voyager dès qu’on en a le temps, de bouffer ce qu’il reste d’énergie, de matières, de planète. On ne va pas s’arrêter de vivre tout de même! » 

Jamais moralisateur, souvent caustique, « À pied d’œuvre » raconte un chemin de vie emprunté par amour : celui de la littérature. Brillant, magistral et divinement bien écrit !

Un livre & the five avec Franck Courtès

Autre roman paru chez Gallimard : La vie heureuse, David Foenkinos

4 réflexions sur “À pied d’œuvre, Franck Courtès.

  1. laplumedelulu dit :

    Comme ta chronique. Merci à toi 🙏 😘

  2. Yvan dit :

    Quand la littérature sert aussi à ouvrir les yeux…
    Intéressant !

  3. Aude Bouquine dit :

    Ce roman est édifiant !!

  4. Une chronique qui m’a marquée et un livre dans lequel je veux absolument me plonger. C’est un sujet dont on parle régulièrement à la maison, car il nous rend malade (comme d’autres problématiques d’ailleurs). Je ne m’étendrais pas, mais j’ai le cœur qui pleure quand je lis ces passages du livres dans ta chronique. Le dernier extrait est tellement révélateur de notre société actuelle…

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Aude Bouquine

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading

En savoir plus sur Aude Bouquine

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading

Aller à la barre d’outils