Aude Bouquine

Blog littéraire

Fernanda de Nicolas Jaillet Editions la Grange Batelière Bilan lectures d'avril 2023

« Fernanda » raconte un pan de l’histoire de France dont je n’avais pas réellement entendu parler. Je suis née en 1974, et l’histoire de « Fernanda » qui narre la grande immigration portugaise de 1965 ne faisait pas vraiment partie du programme scolaire. Une volonté de cacher, ou d’oublier ? Il n’empêche que le roman de Nicolas Jaillet a été très éclairant sur ce sujet. « Fernanda » doit quitter São Martinho, un petit village de l’ouest du Portugal. Elle est enceinte, et sa famille transie de honte ne peut accepter une fille-mère en son sein. « Fernanda » entreprend alors la grande émigration, une expulsion plutôt qu’une expatriation pour se rendre en France. Le roman met en lumière le voyage de cette jeune femme, les passeurs, les difficultés et situations honteuses pour faire ce O Salto, le grand saut par-dessus les frontières. Ce périple lui fait traverser les frontières portugaises et espagnoles de manière clandestine pour un eldorado aux multiples promesses.

Les premiers chapitres du récit sont centrés sur le voyage et la complexité des situations rencontrées. Le roman est assez court, et j’avais peur de ne pas avoir le temps de m’attacher à cette femme ou d’éprouver pour elle la moindre empathie. C’est tout l’inverse qui s’est produit et de manière quasi immédiate. Quel être humain pourrait rester insensible à une telle souffrance ? Quand Nicolas Jaillet évoque la soif de « Fernanda », je vous garantis que votre gorge s’assèche. « Elle a de plus en plus soif. Elle atteint les frontières de la soif. Le moment où la douleur devient si forte qu’elle ne croyait pas qu’une douleur pareille fût possible. Elle se dit qu’elle ne pourra pas aller plus loin dans la soif, et pourtant la soif continue. Elle devient plus intense encore. C’est comme si la soif secouait tout son corps, en la tenant par les tripes et qu’elle lui criait : “Mais enfin, tu es folle ! Qu’est-ce que tu as ? Donne-moi à boire ! Oublie le camion ! Oublie la France ! Laisse les gardes t’emmener ! Mais donne-moi à boire ! Tu ne vois pas qu’on est en train de mourir ?” » Lorsqu’il évoque le périple de ces émigrants qui se fait d’abord coincés dans un camion au milieu des bêtes, puis à pied forcés de se cacher, vous ressentez la peur, vous sentez les odeurs, vous éprouvez dans votre chair les douleurs de la marche combinées aux espoirs les plus fous d’un avenir meilleur. « Elle se souvient qu’ici aussi les soldats vous tirent dessus, et qu’il faut se cacher, mais il y a quelque chose d’enivrant à l’idée de marcher sur cette terre lointaine, où les gens parlent une autre langue ; à être encore vivante, à n’être pas tombée, et à marcher, le pied sec. En vie. »

Dans la seconde partie, « Fernanda » arrive enfin dans ce nouvel eldorado appelé « Chaûpinhâ ». Elle y retrouve sa tante Zita qu’elle n’a pas vue depuis des années. Tout au long du voyage, « Fernanda » a fait ce que la plupart des émigrants font : elle a programmé son cerveau au pire. « Ils s’inventent un avenir encore plus noir. Il faut être prêt au pire, pour tenir. Il faut croire au pire, pour qu’un meilleur advienne. » L’arrivée dans le bidonville de Champigny, « Chaûpinhâ » se fait dans une joie communicative. Lorsque l’on n’a plus rien, le minimum est plus précieux que de l’or. La communauté de femmes l’accueille à bras ouverts, avec trois fois rien. Sans doute plus de solidarité qu’on ne peut en connaître de nos jours. Très vite, « Fernanda » a va devoir apporter sa contribution financière à la maisonnée, donc travailler. Elle fera le ménage pour un homme mystérieux, Monsieur Sôrch. Elle est bien loin d’imaginer que cet homme fera d’elle une légende du patrimoine culturel français…

J’ai été charmée de découvrir la plume de Nicolas Jaillet dans un autre registre que les romans que j’avais pu lire de lui, comme « Mauvaise graine » ou « Fatal baby ». Le ton y était plus humoristique, les histoires plus rocambolesques. Dans « Fernanda », il fait montre d’une extrême justesse dans les émotions, d’une grande délicatesse dans les relations humaines, tout en gardant ce petit trait d’humour qui fait sa patte, par exemple lors des essais désespérés de Fernanda à prononcer les mots français correctement. Cela donne lieu à des sourires, très loin des moqueries. J’ai ressenti une immense tendresse de l’auteur pour cette femme, son courage, sa ténacité, sa foi en l’avenir. Ce récit est très subtil, chargé en ondes positives, en séquences tendres. Il redonne un peu de foi en l’humanité… On y trouve aussi ce côté romanesque d’une relation que Nicolas Jaillet a imaginé et qui peut être plausible. C’est le petit bonbon du livre qui nous fait encore plus apprécier ce chemin de vie. La fin est jubilatoire de reconnaissance, d’attachement et de fidélité. Je ne peux que vous recommander de vous plonger dans ce roman qui autant sur la forme que sur le fond est une belle réussite.

 

Ma chronique de MAUVAISE GRAINE, Nicolas Jaillet – La Manufacture de Livres, sortie le 11 juin 2020.

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8 réflexions sur “FERNANDA, Nicolas Jaillet – La Grange Batelière, paru le 6 janvier 2023.

  1. Yvan dit :

    Nicolas Jaillet est doué quel que soit le genre d’histoires qu’il raconte.
    Un auteur qui mériterait d’être bien davantage connu et lu !
    Je ne suis donc pas étonné de ton ressenti

  2. Aude Bouquine dit :

    Tout à fait !! Faut essayer de mettre en lumière ceux dont on parle pas assez et qui sont doués !

  3. Warlop dit :

    Magnifique retour mais punaise t’es « embêtante « 🙈😅 je voulais vider ma pal tu me l’as remplie

  4. Aude Bouquine dit :

    Ahahahahaa !!! Je suis la tentatrice 😉

  5. laplumedelulu dit :

    Jolie chronique encore une fois. Ma whislist est sous respirateur 😁
    Merci à toi Aude 🙏😘

  6. Nicolas Jaillet dit :

    C’est ce que vous faites, tous les deux, et croyez que les auteurs que vous défendez apprécient vos efforts à leur juste valeur. Merci, Aude, pour cette chronique très tendre, très humaine, qui me touche profondément. Je ne l’échangerais pas contre deux barils de prix Nobel.

  7. Aude Bouquine dit :

    Merci pour ce joli mot directement posté sur le blog Nicolas. Cela fait toujours du bien d’être remerciés pour le temps consacré à mettre des mots sur un ressenti ( j’associe volontairement Yvan). La photo du livre n’est pas mise en scène (sorry), on ne voit pas ma tête à côté (encore sorry), je n’ai pas fait de réel, de tik tok, de story nue (pas sorry), mais j’ai essayé de parler de mes émotions du mieux possible. Merci à vous.

  8. Quelle belle chronique, qui m’a donné très envie de rencontrer Fernanda. Un livre que je place tout en haut de ma liste d’envies et qui sera l’occasion de découvrir l’auteur.

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