« Memphis » de Tara M.Stringfellow raconte le destin de femmes noires, sur plusieurs générations, à des époques très différentes, où les problématiques l’étaient aussi. Le récit s’ouvre sur le personnage de Joan en 1995, mais plusieurs époques vont être développées par l’intermédiaire de plusieurs femmes issues de la même famille. Il fallait bien que l’auteur trouve un point d’ancrage. Celui-ci se fixe dans la maison familiale située à Memphis. Ce lieu est habité par August et son fils Derek. Miriam, sœur d’August et mariée à Jax, revient sur les lieux de son enfance avec ses deux filles, Joan et Mya. Ce retour s’apparente plutôt à une fuite… En effet, Miriam subit les violences de son mari, et la dispute de cette fameuse nuit en 1995 sonne le glas de leur relation de couple. Cette maison a été construite par Myron, époux de Hazel, elle-même mère de August et Miriam. Ainsi, pour résumer, et en partant, du plus haut de l’arbre généalogique, ces femmes dont on parle dans Memphis sont : Hazel, Miriam et August ses filles, Joan et Mya ses petites-filles.
La temporalité de « Memphis » n’est pas linéaire, et personnellement j’ai trouvé que c’était un choix très judicieux de la part de l’auteur. Cela permet de raconter des tranches de vie pour chacune de ces femmes, des péripéties clés qui ont marqué leurs existences respectives. Malheureusement, dans la majorité des cas, chacune a vécu un traumatisme lié soit à la couleur de sa peau, soit à son sexe. Comme si, de mère en fille, on se transmettait bien involontairement des événements traumatiques qui brûlent à jamais les existences. Les tragédies vécues dans chaque génération sont certes différentes, liées à des époques, par exemple 1937 et 1943, pour Hazel, 1978 pour Miriam et August, 1995 pour Joan. Et, malheureusement, chacun de ses incidents implique un homme ou, plus généralement, la folie des hommes.
Tara M.Stringfellow décrit admirablement bien son amour pour la ville de « Memphis », l’ambiance qui y règne, la végétation qui y pousse, les êtres qui la peuplent. La pauvreté de ses habitants a déclenché une révolte désormais bien connue dans le mouvement américain des droits civiques afin d’obtenir les mêmes droits que les blancs. « Memphis » est un emblème de lutte. C’est aussi un hommage de l’écrivaine à ses ancêtres et à ce lieu si particulier qui l’a vue naître. Le roman parcourt soixante-dix ans d’existences, de luttes, de drames, de combats et de joies. Chacune à sa manière a posé une pierre à l’édifice de la ville pour contribuer à ce qu’elle est aujourd’hui. C’est de cela que « Memphis » parle : de sororité, de solidarité malgré des événements vécus très difficiles qui pourraient anéantir toute une famille, d’altruisme et de bienveillance. On veille les unes sur les autres. On se sauve les unes les autres. Et chacune prend un peu de ce que lui offre l’autre : du courage, de la persévérance, de la force. Aussi lorsque Tara M.Stringfellow déclare qu’elle est un peu toutes ces femmes, je ne suis pas étonnée de voir la couverture que l’éditeur américain a choisie pour ce roman (je vous la poste en fin d’article).
Tara écrivait ce roman lors de la mort par asphyxie de Georges Floyd le 25 mai 2020. Sous couvert des traumatismes intergénérationnels vécus, le message est clair : le combat continue. Rien n’a réellement changé depuis ce qu’a vécu Hazel, et l’élection d’un homme à la peau noire à la Présidence n’a pas réussi à faire évoluer les mentalités, même si elle fut porteuse d’espoir. La lutte doit continuer. J’ai d’ailleurs été fort émue de lire la citation de Toni Morrison en début de roman : « Pendant longtemps, dans ce pays, les hommes noirs n’ont eu personne d’autre que les femmes noires sur qui passer leur rage. Et pendant longtemps, les femmes noires ont accepté cette rage – et même considéré cette acceptation comme leur déplaisant devoir. Mais ce faisant, elles se rebellaient souvent, et semblent n’être jamais devenues la véritable esclave que les femmes blanches voient dans leur propre histoire. Certes, la femme noire faisait le ménage, les corvées ; certes, elle élevait les enfants, souvent seule, mais elle faisait ces choses tout en occupant une place sur le marché du travail, un poste auquel son compagnon ne pouvait prétendre ou que sa fierté lui interdisait d’accepter. Et elle n’avait rien sur quoi se rabattre : ni la masculinité, ni les blanchitude, ni la féminité, rien. Alors, émergeant de la profonde désolation de sa réalité, il est fort possible qu’elle se soit inventée elle-même. »
Je me suis profondément attachée à ces deux sœurs que la vie aurait pu séparer à cause d’un évènement particulier que je vous laisse découvrir. Or, malgré cette épreuve, c’est l’« ensemble, c’est tout » qui gagne. La famille est placée au centre d’un tout, sans elle, rien n’existe ou ne fonctionne correctement. Elle est le pilier, à l’image de la maison : inébranlable. Les femmes de cette famille se relèvent toujours, même lorsque le destin les frappe. Parce qu’elles sont solidaires, parce qu’elles pardonnent, parce qu’elles veulent avancer. Ensemble. « Des rires, qui étaient, en eux-mêmes, noirs. Des rires à briser les vitres. Des rires, capables d’aider une famille à tenir malgré tout. Une cacophonie de joie féminine noire, dans un langage qui n’appartenait qu’à elles. »
Émouvant et bouleversant.
Couverture américaine
Si vous avez aimé MEMPHIS, lisez PRENDS MA MAIN de Dolen Perkins-Valdez
Les émotions transpirent de ta belle chronique.
Je trouve aussi la citation de Toni Morrison particulièrement forte et touchante…
J’ai adoré !
Il faut que je la lise !!
Quelle belle chronique encore une fois. Merci à toi Aude. Ensemble, c’est tout. 🥰❤️
Merci 😘
Cela fait un p’tit moment que ce livre est dans ma liste d’envies. Si je trouve les deux couvertures très belles, j’imagine que l’américaine correspond mieux à l’histoire, au vu de ce que j’ai lu dans ta belle chronique.