Aude Bouquine

BLOG LITTÉRAIRE

Décidément, la figure du diable est très présente dans cette rentrée littéraire. Qu’il apparaisse sous la forme d’un petit garçon noir dans « L’été où tout a fondu », qu’il vive au fond de la forêt amazonienne et soit assimilé à une maladie contagieuse dans « Darwyne », qu’il surgisse sous la peau d’un père qui ne sait pas comment être père dans « On était des loups » ou qu’il soit présent dans chaque « incident déplaisant » qui arrive dans « Un profond sommeil », il semble que les auteurs soient de plus en plus inspirés par cette force obscure qui dessine nos destins et fait voler en éclat nos croyances ou nos espérances. « Bien sûr que si, il existe, le diable. Faut juste que t’apprennes à la reconnaître. C’est pas une bête avec des cornes et des yeux incandescents. Il a la même apparence que toi, que moi, ou toute personne qu’il choisit. »

 Ici, nous sommes à White Forrest, terres du Mississippi où Roberta dite Bert, 14 ans, son frère Willet, 16 ans, et leur plus jeune sœur Pansy décident d’aller se baigner dans une carrière. De l’avis général, cette carrière est maudite, hantée par le malin. S’y rendre équivaut à ce que l’esprit du mal se répande sur vous. Profitant d’une petite faim, les deux aînés laissent la plus petite sans surveillance. Elle disparaît. Elle ne se noie pas. Elle se volatilise, littéralement. Bert et Willet passeront leurs existences à rechercher Pansy. Leur quête va les amener jusque dans les Everglades en Floride où ils trouveront des choses différentes de celles qu’ils étaient venus chercher. 

« Un profond sommeil » est avant tout une histoire de famille, et, comme dans chaque famille, il s’y cache de terribles secrets que certains exhument bien malgré eux. Il est également probable que d’autres mettent en lumière des défaillances familiales pourtant évidentes puisqu’ils les avaient sous le nez, sans pouvoir ou vouloir les voir. La narratrice Bert semble mettre le doigt sur certaines bizarreries/incohérences/coïncidences, et d’une certaine manière, elle les découvre en même temps que le lecteur. Ainsi, depuis la disparition de Pansy, la préférence de la mère pour cette enfant devient flagrante et prend toute la place, de même que le mystère qui entoure ce père dont on sait peu de choses sur ses divers trafics, mais qui s’évapore en même temps que sa benjamine. La famille éclate, absence du père, dépression de la mère, culpabilité omniprésente des enfants. Pour tenter de venir à bout de cette culpabilité, Bert veut découvrir à tout prix ce qui est arrivé à sa sœur. Le chemin qu’elle emprunte alors est jonché d’histoires familiales, de vérités tues, de secrets passés sous silence. À travers cette quête qui va l’amener jusqu’en Floride, Bert se prépare à déterrer les mystères des générations passées. 

On en revient toujours à la même chose : la famille est un arbre aux multiples racines, mais aussi aux multiples branches. Les rhizomes sont invisibles, mais bien présents. Si elles peuvent provoquer une blessure de l’arbre, elles n’empêchent pas le feuillage de s’étendre, de progresser et de s’épanouir. Les révélations des secrets de famille permettent à la sève de remonter dans la partie blessée. Les erreurs des générations passées peuvent être réparées, les malédictions levées. Que transmettent les êtres d’une même famille aux générations futures ? C’est précisément de cette thématique que traite « Un sommeil profond », la disparition de Pansy n’est qu’un prétexte à des questionnements bien plus subtils. Voilà précisément ce que j’ai aimé dans ce livre : rien n’est joué d’avance. Même si le sac à dos est lourd à porter, on peut l’alléger ou s’en débarrasser en refusant de le porter. Avec la complicité de Mamie Clem, l’écheveau se démêle peu à peu, et le fardeau de ce que lui font porter ses ancêtres s’allège pour Bert. 

J’ai beaucoup aimé les thématiques toujours très actuelles que développe Tiffany Quay Tyson malgré une intrigue qui débute en 1976. À l’heure où nous avons les yeux rivés vers les États-Unis, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un parallèle temporel : avortements clandestins, violences raciales, racisme ordinaire, sexisme, toute-puissance des conservateurs qui prône le « c’était mieux avant, faisons comme avant. » 1976 versus 2022, même combat. Enfin, la carrière hantée, « la place du diable » dépositaire de toutes les superstitions transmises de génération en génération confère au roman des inflexions gothiques qui accentuent le brouillard des relations humaines. « Ça n’existe pas, les malédictions, Bert. Le truc, c’est que quand il arrive un malheur, les gens veulent pouvoir accuser autre chose qu’eux-mêmes. » À méditer…

8 réflexions sur “UN PROFOND SOMMEIL, Tiffany Quay Tyson – Sonatine, sortie le 25 août 2022.

  1. laplumedelulu dit :

    Arg. Comment veux tu que je ne cède pas Aude, à une telle chronique. Merci à toi 🙏😘

  2. Yvan dit :

    Même si j’en attendrais mieux, c’est effectivement un roman riche et prenant

  3. Celui-ci est dans ma wish-list !

    1. Aude Bouquine dit :

      Bon choix 👍

  4. Je tourne autour depuis plusieurs semaines…

    1. Aude Bouquine dit :

      Je comprends 😉

  5. Tu as tellement raison, je trouve, pour le parallèle temporel ! Pour ma part, j’ai beaucoup aimé l’histoire de cette famille, mais surtout des personnages féminins, particulièrement Clem. Il m’a semblé que le livre commençait comme un thriller, avec une disparition, une enquête policière, mais que plus on avançait dans l’histoire plus l’autrice se dirigeait délicatement vers autre chose. Bien que l’intrigue autour de Pansy soit présente tout du long.

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