Aude Bouquine

Blog littéraire

La famille Stanescu arrive de Roumanie. Le père atterrit dans le Nord de la France avec ses deux enfants, Cybèle 16 ans et Darius 9 ans. Pour cette famille de Rom, la France représente un nouvel Eldorado. Fuyant la misère suffocante de leur pays de naissance, ils espèrent pouvoir enfin construire un avenir meilleur, par le travail et dans la dignité. Ce qui les attend est pire que ce qu’ils vivaient au pays, l’inconnu en sus, les rêves en moins. Chassés de la « platz » qui devait devenir leur refuge, ils errent dans la ville en faisant les poubelles. C’est à cette occasion qu’ils rencontrent Lina, une jeune femme qui a le coeur sur la main et ne peut accepter de les laisser à leur sort. Quand Darius et son père disparaissent, c’est chez Lina que Cybèle se rend naturellement pour obtenir de l’aide. Avec l’aide de Thomas, elles vont tenter de réunir la famille. Une aventure qui les mènera jusqu’à Paris.

D’abord, je voudrais dire que j’avais beaucoup aimé le premier livre de Julie Ewa, « Les petites filles ». On y découvrait Lina poursuivant ses études en Chine, confrontée à la politique de l’enfant unique et à tous les trafics inhérents à cette mesure. Elle y rencontrait Thomas travaillant pour une ONG qui enquêtait alors sur les disparitions d’enfants, principalement des petites filles.  Si vous ne l’avez pas lu, je vous le conseille pour découvrir le parcours des deux personnages principaux et découvrir leurs tempéraments.

L’auteur utilise ses personnages principaux Lina et Thomas comme des bêta témoins de notre temps, mais elle leur rajoute la bonne dose d’humanité qui nous manque souvent. Quand nos regards se détournent de la misère, elle oblige ses personnages à l’affronter. Comme pour son premier opus, Julie Ewa a effectué un travail préparatoire à l’écriture : elle est partie sac au dos en Roumanie et a enquêté sur la situation des Roms. En ce sens, son livre soulève de véritables problématiques dont je n’avais même pas idée. Ce qui prouve que mes yeux à moi se sont aussi détournés.

« À côté de ceux qui ne la remarquaient même pas se trouvait un afflux de passants qui fuyaient toute interaction. Il y avait les marcheurs impassibles : ceux qui gardaient les yeux fixés à l’horizon en ignorant délibérément sa présence. Plus ils s’approchaient de l’adolescente, plus leur cou semblait souffrir d’un vilain torticolis les empêchant de baisser la tête sur la mendiante qui gisait à leurs pieds. À côté de ces êtres imperturbables circulaient aussi une panoplie de « comédiens » qui, passés experts dans l’art de la simulation, s’apparentaient davantage à de mauvais clowns. Cet étudiant qui collait soudainement le nez à son portable. Cette femme qui paraissait émerveillée par la vitrine d’un toiletteur canin. Et tous les autres qui feignaient la rêverie ou l’inattention, une parade plutôt délicate en comparaison des gadjé qui changeait tout bonnement de trottoir, de peur d’être harponnés par un invisible hameçon. »

Vous vous reconnaissez un peu, ça vous met mal à l’aise ? C’est normal, c’est le but ! Julie Ewa fait table rase des idées reçues et met à plat la véritable problématique de ce peuple. En mettant l’accent sur  la libre circulation des hommes à l’intérieur de la Communauté européenne, elle explique très justement comment les Roms, qui ne sont pas forcément Roumains, et par opposition aux migrants,  ne peuvent être « renvoyés chez eux » (que je hais cette expression). Alors, comment aider cette population estimée à dix millions en Europe, dont on ne sait que faire, bringuebalée de campement en campement, chassée en permanence, déplacée comme un colis devenu trop encombrant.

« Le gamin des ordures » évoque donc un phénomène de société très actuel, incite le lecteur à ouvrir les yeux face à une misère qui fait partie du notre paysage urbain quotidien et dont nous avons finalement l’habitude.

Et pourtant… Si ce n’est par la honte, je n’ai pas été touchée par ce roman. Mon cerveau n’a cessé d’analyser, de comprendre les différentes problématiques :  j’ai appris énormément de choses dont j’ignorais jusqu’à l’existence. Je vous parle ici d’émotion pure. De larmes aux yeux, de sourires quand la situation s’améliore, de battements de coeur plus rapides qui encouragent à passer très vite à la page suivante. Je n’ai rien ressenti de tout cela. Ce qui me fait énormément m’interroger sur moi-même. Moi qui suis une écorchée vive, qui fonctionne principalement à l’émotion, pourquoi ce récit ne m’a-t-il pas touché, alors que je me sens tellement concernée par la situation des migrants ?  En soit, c’est préoccupant, navrant et terriblement égoïste. J’avais l’impression de me regarder lire ce livre d’en haut, sans réussir à rentrer vraiment dedans, comme si quelqu’un d’autre que moi le lisait. J’étais indifférente et détachée, l’esprit uniquement focalisé sur le raisonnement. Impossible de m’attacher à cette famille, difficile également de m’attacher à Lina, Robin des Bois des temps modernes qui est pourtant pleine de bonnes intentions, d’humanité et d’une volonté farouche de venir en aide à cette famille, en dépit des difficultés, des kilomètres et de son propre confort. J’ai trouvé les personnages impliqués (je parle ici de Lina et Thomas) quand moi je les regardais avec  froideur. En y réfléchissant, je suis le reflet parfait de la longue citation du début de cette chronique, celle qui passe et regarde son portable ou feint d’être très absorbée par une vitrine sans intérêt. Je suis celle qui ne veut pas voir. Je suis celle que ça encombre. Alors, même si je ne suis pas entrée dans cette lecture avec passion, si j’en suis sortie avec frustration, Julie Ewa m’a forcée à garder les yeux ouverts.

C’est pour cette raison que je vous encourage vraiment à lire ce livre : c’est nécessaire parfois de se regarder en face et de faire un point avec soi-même.

 

 

 

7 réflexions sur “LE GAMIN DES ORDURES, Julie Ewa – Albin Michel, sortie le 30 janvier 2019

  1. Yvan dit :

    Voilà un ressenti sincère et intéressant sur la manière dont on peut réagir à une lecture, à s’en étonner soi-même (je te connais suffisamment bien pour savoir que ce n’est pas de l’indifférence)

  2. Super retour. Merci 🤩

  3. Matatoune dit :

    En tout cas, un livre qui si je le croise m’attirera pour aller le voir! Merci

  4. Aude Bouquine dit :

    Super ! A découvrir 😉

  5. Aude Bouquine dit :

    Tu l’as lu ?

  6. Comme Yvan, je trouve ta critique belle et sincère. Le sujet m’effraie un peu. Question de ressenti sans doute. 🙂

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