Toute ressemblance avec des attitudes auxquelles nous serions actuellement confrontés serait purement fortuite. « Maman avait raison. La chaleur poussait les gens à se comporter en fonction de ce qu’ils avaient de plus mauvais en eux. Peut-être qu’elle leur donnait la confiance nécessaire pour agir de manière stupide et irréfléchie sans raison valable. » À Breathed la bien nommée, Ohio, la population a rendez-vous avec le diable, convoqué par Autopsy Bliss, procureur de son état, par l’intermédiaire d’une petite annonce postée dans le journal local. C’est un petit garçon à la peau noire qui se présente devant la communauté. C’est lui le diable, du moins l’affirme-t-il. Adopté de fait par la famille Bliss, « Est-ce que tu savais, Sal, qu’avant ton arrivée, notre famille de quatre personnes était trop petite pour posséder notre nom ? (Pour illustrer son propos, Papa a brandi le bout de papier sur lequel il avait écrit notre nom, Bliss.) J’avais le B, Maman le L, Grand le I, et Fielding avait le S. Mais tout ce temps, le second S, là, attendait d’être attribué. C’est toi, Sal, qui es le dernier S de notre nom. C’est toi qui viens compléter notre famille. », Sal devient le cœur de la famille et le centre d’attention de tous.
En 1984, dans ce petit village niché au milieu de nulle part, l’arrivée du diable en chair et en os devient l’affaire de tous, surtout lorsque rien ne va. Chaque malheur lui est naturellement imputé. La couleur de sa peau semble être une raison suffisante pour exacerber des haines enfouies et ancestrales. « Être le diable faisait de lui une cible, mais cela lui donnait aussi un pouvoir qu’il n’avait pas en tant que simple garçon. Les gens le regardaient, ils écoutaient ce qu’il disait. Être le diable faisait de lui quelqu’un d’important. Le rendait visible. Et n’y a-t-il pas là quelque chose de particulièrement tragique ? Qu’un garçon doive être le diable pour prendre de l’importance ? » Si l’histoire racontée par le narrateur, Fielding, se situe en 1984 alors qu’il avait 13 ans, c’est bien à l’âge de 84 ans, soit en 2055 qui l’expose dans toute sa globalité.
Après « Betty » où Tiffany McDaniel mettait un lumière un personnage de femme, l’auteur choisit ici de nous faire naviguer au cœur de la famille Bliss, une famille exceptionnelle sous bien des aspects, qu’il est impossible de ne pas aimer. Le focus est évidemment mis sur Sal dont le prénom est « (…) le début de Satan et l’entrée dans Lucifer. Sa-L. », un garçon aux yeux si verts qu’ils rappellent les feuilles « emportées du jardin d’éden en souvenir. » Une amitié pure et partagée naît entre Sal et Fielding. « L’été où tout a fondu » est d’abord un roman sur l’amitié au sens large, la solidarité familiale, la complicité des silences et des échanges, et la communauté des vues et des sentiments. L’arrivée de ce petit garçon à la peau noire n’est qu’un prétexte un peu surnaturel pour aborder des sujets bien plus profonds qu’ils n’y paraissent.
Comment naissent la peur et la haine ? Voici une question qui semble profondément intéresser l’auteur. Même si l’action se déroule en 1984, le roman et ses thématiques restent eux intemporels. Nous n’aurons jamais fini de nous interroger sur les agissements complexes des hommes, de toutes les « chasses aux sorcières » que compte l’Histoire. La différence sous toutes ses formes est sans cesse remise en question : couleur de peau, orientation sexuelle, croyances spirituelles, inclinaisons politiques. « L’été où tout a fondu » est construit tout en métaphores subtiles et ingénieuses, à la façon d’un conte où derrière l’histoire qui semble simple se cacheraient plusieurs degrés de lecture. Pour ce faire, Tiffany mcDaniel s’appuie sur des personnages forts, emblématiques, voire charismatiques, qui finissent pas devenir des membres de notre propre famille tant nous y devenons attachés. Ainsi, l’enfance et les liens fraternels y sont merveilleusement bien dépeints. Les émotions naissent par le prisme de choses au fond si simples et si vraies. L’auteur n’invente pas de grands concepts indigestes, son terreau c’est l’observation du monde qui l’entoure.
J’ignore si le roman a été retouché depuis sa sortie initiale, mais il interroge des problématiques qui n’ont jamais été aussi actuelles aux États-Unis. D’abord, je voudrais dire que j’ai été très sensible à l’extrême acuité de Tiffany McDaniel concernant la « gouroutisation » de Breathed par un seul homme qui véhicule à lui seul un concentré de haines. « Ces gens ont perdu leur libre arbitre, et par là même, ils ont perdu leur raison comme on perd de la sueur dans un bain trop chaud. (…)Et sa fonction consistait à orchestrer la panique en entonnant le refrain de la peur. La peur du garçon à la peau colorée. La peur du diable dans la peau du garçon. Il n’a cessé de chantonner ce refrain, peur, peur, peur, comme une berceuse, endormant leur bon sens sur une couche d’épines déguisées en roses. » Ensuite, j’ai été très troublée par son approche de la question religieuse parfois teintée d’un humour délicat, mais bien présent, toujours très questionnant. Enfin, la lucidité avec laquelle l’écrivaine aborde les « vérités » de société est tout simplement remarquable pour une jeune femme aussi jeune. Ainsi, elle met en lumière notre promptitude à si facilement condamner l’Autre face à nos réactions souvent épidermiques dénuées de toute réflexion, elle y oppose de manière très judicieuse l’intolérance des personnages croyants face aux personnages athées, sans prosélytisme, mais avec un lyrisme magique. Elle va jusqu’à « offrir » à des animaux des réflexions essentielles : « Les gens demandent souvent, pourquoi Dieu permet-Il que la souffrance existe ? Pourquoi permet-Il qu’un enfant soit battu ? Qu’une femme pleure ? Qu’un holocauste soit commis ? Qu’un brave chien meure dans de telles souffrances ? La vérité est toute simple : Il veut voir par Lui-même ce que nous allons faire. Il a planté la chandelle, Il a posté le diable à la mèche et maintenant, Il veut voir si nous l’éteignons en soufflant dessus ou bien si nous la laissons brûler jusqu’au bout. Dieu est le plus grand spectateur de la souffrance qui puisse exister. »
« L’été où tout a fondu », même notre discernement le plus élémentaire, fait partie de ces grands livres qui méritent d’être relus plusieurs fois en fonction de notre avancée en âge. Intemporel, symbolique, sagace, il vient chatouiller nos convictions pour les remettre sans cesse dans la balance du doute. J’aurais aimé naître dans la famille Bliss (qui signifie joie, béatitude) pour avoir l’acuité suffisante de me poser tous les jours cette question : « Est-ce que vous estimez vos jours employés à bon escient ? » Et vous ? Un roman vraiment remarquable que je ne peux que vous recommander de découvrir.
On a bien compris le coup de cœur, d’Yvan, ma Complice Anne Sophie et le tien.
Merci à toi Aude. 🙏😘
oui clairement un roman qui mérite s’être relu dans quelques années, tant ses qualités sont immenses. Merci de le défendre ainsi !
Après “Betty”, pourquoi ne pas continuer à lire cette autrice, surtout après ce billet très convaincant, alors que, pour ma part, cela n’était pas gagné …. Tu as su me convaincre !!
Et en plus de toute cette sensibilité à l’âme humaine, Tiffany McDaniel a une plume d’une rare beauté 😉 quel talent !
Plume sublime je suis bien d’accord. Du fond et de la forme, tout ce que j’aime 🫶
Nous sommes d’accord 😉
Je l’ai tellement aimé !