« (…) le journaliste Edouard Launet écrira — en substance : “Il y a un enfant mort chez Delacourt et cet enfant c’est lui.” Cette phrase me cassera la gueule. Je pleurerai en reposant le journal. Sur les photos, je ne verrai plus jamais l’enfant qui rit, celui qui saute ; je ne verrai plus que l’autre, l’enfant mort, et n’aurai de cesse que de le retrouver. Pour le réparer. » Comment réparer un enfant cassé ? « L’écrivain de la famille » se livre ici, sans fard, avec beaucoup de franchise et d’émotion en traversant des périodes charnières de sa vie : ses souvenirs d’enfance, ses premières amours, la construction d’une famille, ses premiers métiers, puis, le décès de sa mère, de son père, la rencontre avec une femme qui lui ouvre les portes d’une seconde vie, des heures de psychanalyse pour comprendre « C’était mon besoin d’aimer qui se réveillait. Mon absolue incapacité d’aimer. Car aimer c’est aussi faire mal. C’est détruire. Ruiner. » Ce travail sur soi, qui commence par l’observation du corps à différents âges, le décortiquant, le scrutant, l’observant souvent avec horreur contredit la photo de la couverture de « L’enfant réparé », la bouille d’un enfant heureux, aux yeux curieux, aux joues rebondies, aux cheveux clairs, un enfant à qui la vie sourit.
« Je regarde mon corps et je me demande où cela a commencé. Quelle partie a d’abord été touchée. Engloutie. Caressée peut-être. Les caresses ne laissent pas de trace. Les baisers non plus. Seules les morsures des affamés cisaillent la chair. Je n’ai pas été mordu. Je n’ai pas été brûlé, ni coupé. C’est pire. Il ne reste rien. Aucune preuve. » Quelque chose de sourd, de vorace et de dévastateur est tapi dans l’ombre des entrailles, dans les ténèbres des souvenirs effacés, et ressurgit de temps en temps se manifestant par des douleurs diverses, des sensations difficiles à expliquer. Jusqu’à l’écriture de « Mon Père », ce face à face saisissant entre un père et un Père. L’enfant mort lentement apparaît parce que si le cerveau oublie à dessein pour se préserver, le corps non. Les blessures vécues sont bien présentes dans « Mon Père », elles sont simplement rangées dans le désordre. Il faudra des heures de psychanalyse et cette phrase choc « Il y a un enfant mort chez Delacourt et cet enfant c’est lui. »
Grégoire Delacourt se dévoile, déshabille ses souvenirs d’enfant, ses échappatoires par la lecture, ses luttes intestines avec cette dualité omniprésente. « À trente-cinq ans, j’étais cet homme de travers, tordu, vrillé ; un corps de Giacometti, une souffrance qui marche. On ne se refait pas* anticipait, je l’ai compris depuis, ce qui un jour motiverait mon chemin d’écrivain. Présenter à l’adulte que je suis devenu l’enfant que je fus. » À travers sa carrière de créatif dans une agence de pub, ses premiers courts-métrages et ses livres, l’écrivain démontre que tout l’amenait finalement à examiner, fouiller, pour l’exhorter lentement vers une forme de délivrance : admettre l’outrage d’un père fait à son fils.
S’entrouvre alors un questionnement quant à la mère ? Où était-elle ? Savait-elle ? Qu’a-t-elle dit ? « Mais chez ces gens-là, on n’vit pas Monsieur, on n’vit pas, On triche. » « L’enfant réparé » est pourtant une ode à cette mère, celle qui, avec ses propres armes a protégé. Passée maître dans l’art des subterfuges, elle l’éloigne autant que possible. « Elle ne le vit pas grandir, ne connut pas ses joies, ne calma plus ses peurs. Elle l’avait perdu pour qu’il puisse vivre. Elle ne l’eut plus jamais dans ses bras. Et l’enfant crut qu’elle ne l’aimait pas. Et je crus qu’elle ne m’aimait pas. »
« L’enfant réparé » tient plus de la biographie que du roman, mais c’est sans aucun doute l’œuvre la plus personnelle de Grégoire Delacourt, celle où il se montre tel qu’il est, avec ses blessures, ses fêlures, ses mauvais choix, et ses bons aussi. J’ai été très émue d’être le témoin de cette rencontre singulière : celle du petit garçon qu’il a été et de l’adulte qu’il est devenu. C’est un véritable cadeau de les voir se rencontrer. Je ne sais pas s’il est en paix aujourd’hui, mais ils apprennent à vivre ensemble. De la même manière, adulte et père lui-même, il a pu analyser les réactions de sa mère qui étaient au final, de fulgurantes preuves d’amour envers ce petit garçon qui pensait qu’elle ne l’aimait pas. C’est un texte d’une grande force, naviguant entre les fureurs du passé et les promesses d’un avenir plus serein. Même si, cette phrase reste ancrée dans mon esprit pour de multiples raisons que je ne peux évoquer ici : « Le principal dommage collatéral de ce qui a été pris à mon corps d’enfant est d’avoir fait de moi un adulte handicapé de l’amour — ce mot girouette. »
Il reste toujours en nous les blessures de notre enfance et rien ne peut les réparer.
*Titre du court-métrage réalisé en 1995
MON PERE, Grégoire Delacourt – JC Lattès, sortie le 20 février 2019
UN JOUR VIENDRA COULEUR ORANGE, Grégoire Delacourt – Grasset, sortie le 19 août 2020.
LA FEMME QUI NE VIEILLISSAIT PAS, Grégoire Delacourt – JC Lattès
Encore une lecture “réparation”, dans la lignée de ce que tu recherches ces derniers temps
Tu peux continuer tes stats 😉
Mais en plus du sujet j’ai lu TOUS les livres de Delacourt : je l’adore 😍
L’un n’empêche pas l’autre. Je ne fais pas de stats, je dresse ton portrait