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LES DÉSOSSÉS, François d’Epenoux – Anne Carrière, sortie le 9 octobre 2020.

«La nuit tombe et la neige aussi, sur cette station de ski huppée, nichée dans les Alpes au creux d’un site grandiose. Aux abords de ce qui fut jadis un village savoyard frileusement regroupé autour de son église, s’échelonnent désormais les plus luxueux chalets qui soient. (…) Si somptueuses soient-elles, ces constructions font figure de maquettes à l’échelle de la montagne. Tout autour, des crêtes plus aiguës que des dents, des gorges d’un noir d’encre et de longues langues de glace menacent de broyer ce décor miniature. De n’en faire qu’une bouchée.»

Ainsi s’ouvre « Les désossés » de François d’Épenoux. En matière de portrait vivant de la nature toute puissante en période hivernale, de chalet isolé, de neige qui tombe sans discontinuer, de silence apaisant et angoissant à la fois, beaucoup de choses ont été tentées. C’est la première fois qu’une telle atmosphère m’atteint presque physiquement dès la seconde page. Sortez les plaids les amis, il va neiger tout le roman et il va faire un froid de plus en plus glacial… Dans ce chalet isolé dans la vallée de la Mourière vit un couple aisé : Liz et Marc. Lui a réussi dans la vie, elle profite de ce luxe qui lui est un peu tombé dans les bras. Liz est une femme qui a fait « un bon mariage » et d’entrée de jeu, le lecteur peine à l’apprécier. Me concernant, je l’ai cordialement détestée, alors qu’elle commençait par me montrer toutes ses fourrures d’animaux morts, vison, renard, panthère, chinchilla, zibeline. Comble de l’exaspération, elle parle d’une façon extrêmement condescendante à sa domestique, Rose, ce qui n’a pas manqué de me hérisser le poil. Si j’ai été très irritée par ce personnage, elle m’a également fait rire, de ces fous rires liés à l’incongruité de certaines situations où elle est si ridicule que vous riez à gorge déployée. Déconnectée de la réalité par cette neige qui empêche toute circulation et qui peu à peu bloque le chalet et toute la région, Liz organise pourtant un banquet pour organiser le mariage de Juliette, sa fille, qui aura lieu dans 3 mois ! Un banquet romain où les tables croulent sous la nourriture, et les grands vins. Liz semble vivre sur une autre planète, dans une autre réalité que celle de la catastrophe qui s’abat sur la région. Son côté déconnecté, sa rhétorique hilarante, ses problèmes dérisoires qui deviennent de grandes catastrophes insurmontables confèrent au roman ce qu’il faut de légèreté pour affronter les évènements catastrophiques qui vont suivre… Ces saynètes font énormément penser au théâtre, et vous auriez vu mon petit sourire en lisant les remerciements… 

Alors, qu’en est-il réellement du projet et du but final de ce roman ? Tout se résume-t-il aux échanges verbaux entre les personnages ? Pas du tout ! D’un roman contemporain de littérature blanche, François d’Épenoux glisse progressivement vers un roman noir, très noir. Si la pente peut sembler glissante, pour un auteur qui n’évolue pas usuellement dans ce genre littéraire, je vous rassure très vite : François d’Épenoux s’en sort formidablement bien, passant d’une ambiance assez bon enfant et festive, genre soir de Noël, à un cauchemar terrifiant dont les conséquences vont au-delà de notre imagination. La glissade se fait en douceur, puis évolue pour devenir ces «bourrasques mouchetées de flocons blancs».

L’heure est aux restrictions obligatoires pour cause d’isolement : restriction de nourriture, d’eau, de chauffage, d’électricité. La famille habituée à un train de vie substantiel a beaucoup de mal à s’y faire. C’est cette dégringolade que l’auteur exploite judicieusement, et par-delà, notre humanité tout entière. Privés de notre confort ordinaire, que sommes-nous capables de faire pour subsister ? Il est bien peu nourrissant de posséder sacs Hermès, vêtements de luxe et bijoux quand il n’y a plus rien à manger… 

Où se trouve l’essentiel dans notre monde happé par un besoin frénétique de surconsommation lorsqu’on se retrouve face à une perte totale des ressources élémentaires ? Quand l’argent ne sert plus à résoudre la situation ? Quand une famille, dont les membres sont très différents en raison de leurs vécus personnels et de leurs idées, laisse entrevoir leurs véritables natures. L’auteur imagine la fin d’un monde, un monde devenu absurde qui remet l’Homme au cœur d’un système qu’il a lui-même créé et face à ses responsabilités. L’Homme se retrouve en situation de survie et cela l’amène à l’impensable.

François d’Épenoux m’avait habituée à un autre genre de récits. Dans « Le réveil du cœur », « Le presque » ou « Deux jours à tuer », il met l’homme et ses émotions au cœur d’une plume blanche qui interroge toujours les relations humaines et ses sentiments. Ici, sa plume glisse vers quelque chose de très sombre, de funeste même. Cette prise de risque est couronnée de succès dans la mesure où, le lecteur exsangue en fin de lecture continue à s’interroger sur la vacuité de sa propre existence, sur ses actes et de sa façon parfois imbécile de subsister. Cette fois encore, l’auteur aura su me prendre par le cœur et les tripes pour pointer du doigt des aberrations flagrantes.

«Ainsi s’endort le chalet Saillard, jouet de luxe, roi des vitrines, cerné par la tempête. (…)« Vaisseau entrain de couler dans un océan blanc. » Beau parallèle avec notre monde…

François d’Épenoux est un auteur extrêmement talentueux. Ses romans m’émeuvent toujours autant sur la forme que sur le fond. Il a ce don rare de faire naître émotions et réflexions. Il fait certainement partie des auteurs les plus inspirés de sa génération. Il faut ABSOLUMENT le découvrir !

LE PRESQUE, François d’Epenoux – Anne Carrière

 

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