Aude Bouquine

Blog littéraire

Alice est fille d’immigrés napolitains. Quand son père les quitte, il ne reste que sa mère Silvia et sa sœur Mona. Puisqu’il faut bien s’en sortir et s’élever au-dessus de son milieu social, Alice devient une jolie poupée façonnée par des mains habiles, celles de sa mère avide du rejaillissement de la beauté de sa fille sur la famille toute entière. Entre concours de beauté, publicités et articles de presse, Alice se plie bien volontiers aux demandes de Silvia dont les yeux brillent enfin un peu. « Alors, à dix-sept ans, je n’ai ni ami, ni amour et je me contente d’exister dans un seul regard. Celui de ma mère. » Pour échapper aux griffes de cette mère envahissante et tentaculaire, il ne reste qu’un choix possible : quitter la petite ville de Bolbec et partir pour Paris. Entre études et petits boulots, elle rencontre Jean. « Jean Collignon est un homme et un enfant en même temps. Un mélange de brindilles vite emportées par la brise et de solides racines souterraines. » Un amour fou et avide. Des années de bonheur, la naissance d’une petite fille et un mariage. « L’homme qui veillera toujours sur moi. Il ne sera jamais la lueur hésitante, je sais déjà qu’il sera mon avenir. Partout. Tout le temps. Dans les endroits hostiles comme en bordure des noirs silences. » Et pourtant, malgré ce bonheur parfait, Alice décide de disparaître. Elle quitte mari et enfant. Elle devient Marguerite Renoir et s’efface. Pourquoi ?

« Les corps conjugaux » est le second roman de Sophie de Baere. Après « La dérobée » dans lequel elle explorait déjà les arcanes d’un amour fou, elle réitère cette thématique en l’abordant grâce à deux leviers : les relations mère-fille et le secret. Outre le fait d’être un roman sur l’amour — passion, c’est bien de l’enfance qu’il traite en s’appuyant sur les relations entre Alicia et sa mère. « L’enfance est une magie ; elle devrait prendre plus son temps. » En réduisant sa fille à son seul corps, la privant d’études, l’obligeant à briller pour que la lumière se répande sur la famille, Silvia tente par tous les moyens de maintenir une dépendance fabriquée. Si la toxicité de cette relation apparaît suffisamment tôt pour se libérer de quelques-unes de ses chaînes, c’est sans compter sur le pouvoir de nuisance de cette Tenardier des temps modernes, digne descendante d’une tragédie grecque. Car oui, nous sommes dans une tragédie grecque. Il est même difficile, voir impossible pour le lecteur d’imaginer ce qui va pouvoir arriver pour faire faner ce bonheur si parfait. Ouvrez grands vos chakras, vous n’êtes pas au bout de vos surprises. La mère-sorcière a encore en stock de quoi pourrir définitivement la vie de sa fille. Et pire que tout, elle lui laisse pour seul avenir une impossibilité d’aimer. D’où le développement de la seconde thématique : le secret révélé.

Il est parfois plus facile de renoncer que de se battre. C’est le choix d’Alice. Elle part parce qu’elle aime… follement. Elle part pour éviter la pourriture des mots des autres. Elle part pour protéger cette famille qui l’a rendue si heureuse. Curieux choix non ? Et pourtant ? Sophie de Baere parvient à vous ranger de son côté en abordant une question de fond cachée et secrète, de celle qu’on ne peut révéler sans se retrouver sous les feux des projecteurs. Jusqu’au bout, la tragédie est en marche et rien ne peut l’arrêter. Le sort réservé aux différents protagonistes est injuste, l’enchaînement cause à effet implacable.

Sophie de Baere nous conte cette histoire avec une plume extrêmement poétique qui dévoile les émotions avec la pudeur de l’interdit. Presque un chuchotement au creux de l’oreille, un murmure imperceptible qui agrandit de grands yeux déjà écarquillés pour celui qui entend cette confession. « Au fond, je crois que l’existence n’est qu’un apprentissage de la perte. À peine né, toute une galaxie disparaît. (…) Jusqu’au salut ultime, la vie n’est en réalité rien d’autre qu’une succession d’éclipses. » Le bonheur est un souffle fragile. Une vie entière à le trouver et un simple coup de vent pour le détruire. Le vivre, malgré les interdits apporte son lot de conséquences dramatiques, parfois funestes que rien ne peut réparer. « Il ne faut jamais juger l’amour, Alice. »(…) On ne peut pas contrôler l’amour. »

Ce roman est un partage d’émotions intenses, violentes, de celles qui submergent tout sur leurs passages. Un silence assourdissant laisse le lecteur exsangue une fois le livre refermé. Un peu orphelin, mais plus riche d’avoir pu être le témoin privilégié d’un amour fou. Je ne peux que vous encourager à prêter vos yeux et vos oreilles à ce murmure qui nourrit l’âme.

#Lescorpsconjugaux #NetGalleyFrance

2 réflexions sur “LES CORPS CONJUGAUX, Sophie De Baere – JC Lattès, sortie le 22 janvier 2020

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