Aude Bouquine

Blog littéraire

Et chaque fois, mourir un peu de Karien Giebel

« Et chaque fois, mourir un peu » est un titre parfait pour examiner au microscope les conséquences de la folie des hommes. Dans ce premier tome d’une duologie, Karine Giebel prend le pouls du monde en faisant un état des lieux des plus gros conflits ayant agité notre planète de 1992 à 2010. Grégory, marié et père de famille, travaille sous l’égide de la Croix Rouge Internationale et part régulièrement apporter son aide aux populations touchées de plein fouet par la guerre. Une seule devise : « Soigner, quelle que soit la nationalité, la religion. Soigner, quels que soient les crimes commis. » Et des crimes, il va en voir… Bosnie, Rwanda, Tchétchénie, Colombie, Sénégal, République du Liberia, Pakistan, République démocratique du Congo, Bande de Gaza, Afghanistan… Tous ces conflits que nous avons suivis de loin, derrière nos postes de télévision. Grégory traverse la folie des hommes parce que c’est sa vocation. Et sans vocation, il est impossible de survivre à toutes ces horreurs. 

État des lieux du monde : désastreux. « Et chaque fois, mourir un peu » relève du roman noir, social et sociétal où Karine Giebel puise son inspiration dans les différentes ondes de choc qui ont traversé la planète. C’est d’ailleurs intéressant de constater qu’elle utilise le mot « Blast » pour définir ce tome 1 sachant que « Blast » désigne à la fois l’idée d’explosion, mais aussi celle d’une forte critique (notamment en politique). Au rythme de différents endroits sur le globe, la romancière déroule implacablement causes et conséquences d’affrontements qui creusent la tombe mentale de Grégory. Toujours plus loin dans les exactions, toujours plus fort dans l’oppression, toujours plus profond dans les séquelles laissées béantes et à vif. 

Au fur et à mesure de ses pérégrinations, Grégory traverse des pays où chaque fois les atrocités constatées sont de plus en plus inhumaines. Même s’il est horrifiée par la précarité, le peu de matériel à sa disposition pour soigner, les difficultés à sauver dues aux équipements pauvres et minimalistes, il ne peut concevoir son existence sans ce travail et le besoin viscéral d’être utile malgré la peur et les risques. Ce métier, il l’a tatoué dans sa peau. « Il ressent un profond soulagement d’être à nouveau en mission. À nouveau utile en ce monde. Il se force à oublier qu’il est souvent impuissant face aux horreurs commises par l’être humain. » Malgré la culpabilité d’être si peu présent pour sa famille, la nécessité de venir en aide aux plus démunis le guide sur des voies toujours plus dangereuses et l’amène à prendre des risques souvent inconsidérés. Sa propre condition lui importe peu, c’est pour les autres qu’il s’acharne, pour les autres qu’il tente chaque jour de survivre même si, psychologiquement, il sombre dans un puits de plus en plus profond. « Et chaque fois, mourir un peu », met en lumière un homme profondément altruiste, dédié à une cause. 

Dans notre époque où le moi, moi, moi prévaut, il est intéressant de noter le choix de Karine Giebel de mettre en avant le destin d’un homme qui ne pense jamais à lui. Obsédés que nous sommes par notre confort, l’image que nous renvoyons de nous-mêmes sur les réseaux, le besoin d’exprimer un avis sur tout alors que nous ne prenons aucun risque, j’ai aimé que la romancière nous mette face à d’autres choix de vie qui ont un sens, où le « moi je » est relégué au second plan. Je me suis souvenue qu’adolescente, j’envisageais une carrière dans le journalisme de guerre mue par une volonté de raconter ce qui se déroule au-delà de nos frontières. Comment peut-on fermer les yeux sur la misère du monde, pourquoi ignorer délibérément ces conflits qui font des millions de morts, dans quelle mesure cela vient-il gêner notre confort quotidien ? En un sens, j’ai eu la sensation que Karine Giebel voulait nous rendre attentifs à ce qui se joue sur la scène internationale. Si « Et chaque fois, mourir un peu » assassine progressivement Grégory, il ratatine aussi nos volontés de ne pas voir. « Partout dans le monde, la même violence, la même terreur, la même horreur. »

Rwanda, « Ici, en cent jours à peine, près d’un million de personnes ont perdu la vie dans des conditions atroces. Sans que le reste du monde lève le petit doigt. ».

Tchétchénie, « Oublier qu’il a parfois soigné des criminels de guerre. Mais comme chacun a droit à un avocat, chacun a le droit d’être secouru. »

Bosnie-Herzégovine, « Car sans doute n’y a-t-il pas de limite à la barbarie humaine. »

Fédération de Russie, « Toute la nuit, Grégory regarde ses mains. Ces mains qui ont sauvé tant de vies. Qui viennent de tuer un homme sans défense. Un enfant déguisé en soldat. » 

Bosnie, « Et il ne peut s’empêcher de songer au million de morts du Rwanda qui n’ont pas eu le même retentissement médiatique que les trois mille de New York. Il ne peut s’empêcher de constater que la vie humaine n’a pas la même valeur partout. »

République du Liberia, « Grégory se demande si un jour, il s’habituera. Il espère que ce jour ne viendra pas. Que le torrent de révolte qui brûle ses veines ne se transformera jamais en un filet d’eau tiède. »

Pakistan, province du Cachemire, « La douleur menace sa raison. Combien de femmes martyrisées devra-t-il porter? »

République démocratique du Congo, « Il sait que les plaies qu’il a soignées ne sont rien à côté de l’acide pur qui ronge cet adolescent de l’intérieur. Il sait qu’il vient de soigner un enfant soldat à qui on a ordonné de massacrer sa propre famille. »

Afghanistan, « L’Afghanistan est une poudrière. Un volcan qui crache des victimes sans relâche. » 

Entre chaque mission, Grégory revient vers les siens. « Et chaque fois, mourir un peu », offre alors un autre regard : celui d’un homme qui sombre. Impossible de fermer les yeux sans se repasser le film de ce qui a été vu et vécu, utopique de penser reprendre sa vie là où il l’a laissée, irréaliste de faire comme si son esprit n’était pas resté « là-bas ». Au fil des pages, sa vie personnelle est frappée de terrifiantes secousses, carambolage d’évènements qui creusent un peu plus sa tombe, télescopage des images et gifles du destin. Les différents fardeaux deviennent de plus en plus lourds à porter. « Grégory continue de soigner sans relâche les blessures du monde. Pour essayer de panser ses propres plaies. » Syndrome post-traumatique avec flash-back et hypervigilance. Anxiété, troubles du sommeil, isolement social et difficultés relationnelles, colère permanente, et comportements à risque. Comme si la souffrance des autres avait déteint sur lui… Jusqu’à ce constat terriblement réaliste : « Ça ne finira jamais. La pourriture est à l’intérieur de l’humain, comme le ver dans le fruit. »

Karine Giebel livre ici un roman noir d’une force incroyable et d’une remarquable intensité. « Et chaque fois, mourir un peu » met en lumière ces héros ordinaires, travailleurs humanitaires dont le courage et l’engagement forcent le respect par leur tête-à-tête quotidien avec l’horreur et la barbarie. Malgré leur détermination et leur compassion, les séquelles psychologiques qu’ils subissent creusent des sillons violents et durables dans leur subconscient et s’installent durablement dans leurs existences. Tiraillés par l’injonction de soigner TOUTES les victimes, ils luttent sans merci contre eux-mêmes pour ne pas prendre parti et s’efforcent d’agir dans la solidarité la plus totale. Lorsque Karine Giebel s’attaque au roman noir de société, sa plume est exceptionnelle de force mêlant habilement réalisme et engagement. Je n’ose imaginer le travail de recherche fait lors de l’écriture de ce roman, car elle ne livre pas seulement les faits, mais pose le contexte (par exemple dans le conflit au Rwanda). La puissance émotionnelle qui se dégage de « Et chaque fois, mourir un peu » est magistrale et offre une réflexion poignante sur la nature humaine… à condition d’accepter d’enlever nos œillères.

Du grand Giebel !

TOUTES BLESSENT LA DERNIERE TUE, Karine Giebel – Belfond

D’autres avis sur le roman – Babelio

12 réflexions sur “Et chaque fois, mourir un peu, Karine Giebel.

  1. laplumedelulu dit :

    Ah ça oui alors, du Grand Giebel. Ça va être long six mois à attendre pour la suite. Merci à toi pour la chronique 🙏 😘

  2. Anonyme dit :

    J’ai adoré. On apprend beaucoup.

  3. Yvan dit :

    Giebel et la bête, sauf qu’il n’y a rien à sauver… Je le lirai, je risque d’avoir du mal à m’en remettre

  4. Aude Bouquine dit :

    Ah ça c’est sûr ! On en prend plein la tête, mais jamais de manière gratuite. Notre monde dans toute sa splendeur …

  5. Aude Bouquine dit :

    Tout à fait !!

  6. Aude Bouquine dit :

    Hâte de découvrir la suite. Je parie sur la Russie et la bande de Gaza…

  7. Matatoune dit :

    Du très grand en effet ! Le second à l’automne, certes c’est long mais nécessaire pour retrouver le goût de s’y replonger !

  8. Lilou dit :

    ça a l’air très très dur et bien… j’avais déjà noté bien sûr, mais je remonte dans la liste… A lire quand le soleil brille ! Merci pour ta très belle chronique

  9. Aude Bouquine dit :

    Dur parce que réaliste… malheureusement… mais vraiment à lire 😉

  10. Il a l’air terrible. Je pense que je vais attendre un peu d’être en de meilleures dispositions morales pour m’y attaquer !

  11. Un roman, noir j’ai envie de dire, qui semble susciter de fortes émotions, prendre aux tripes. Pour ma part, je n’ai rien lu d’elle depuis Toutes blessent la dernière tue, qui m’avait terriblement touchée.

  12. Aude Bouquine dit :

    Il est sorti en audio 😉

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