Aude Bouquine

Blog littéraire

La belle famille de Laure de Rivières

« La belle famille » est un roman que j’avais dans ma bibliothèque depuis sa sortie en grand format chez Flammarion en mai 2022. Je ne sais pas ce qui a fait qu’il me tombe entre les mains maintenant, mais vous connaissez ma théorie… Je ne choisis pas un livre, c’est lui qui me choisit. Immédiatement, je trouve le style de Laure de Rivières accrocheur. Elle flirte entre un cynisme absolu qui l’implique narrativement , et le détachement de l’auteur qui raconte l’histoire. Manon Jackson est étudiante à la fac de Strasbourg. Elle répond à une annonce de baby-sitting pour garder cinq enfants. En arrivant chez les Leprince, la mère de famille, Agnès, lui fait faire le tour du propriétaire pour lui présenter les enfants. Agnès a l’air « aérienne » et pas dans le bon sens du terme… Débordée, désabusée, indifférente et inaccessible. Elle semble retranchée en elle-même, résignée. « Oh… ça finira bien par aller, je n’ai pas le choix de toute façon. Mais je crois malheureusement qu’il y a des choses qu’on ne peut pas soigner à l’hôpital… Son regard s’est perdu, et elle a continué : “Des rêves qui se sont évaporés… Des ambitions qu’on a oubliées…Mais tout ça n’est rien par rapport au fait d’avoir une belle famille, n’est-ce pas ? dit-elle dans un soupir fatigué.” Manon comprend qu’elle sort de l’hôpital et qu’elle a grand besoin d’aide. Elle offre son aide pour s’occuper de cette “belle famille”.

« La belle famille » est un roman choral où plusieurs personnes prennent la parole pour donner leur point de vue. En fonction de chaque voix, Laure de Rivières nous fait passer du purement factuel (voix de Manon) aux analyses de chaque protagoniste. Au début du roman tout particulièrement, j’ai beaucoup ri tellement certaines situations/actions/paroles me semblaient totalement ubuesques. Nous assistons ici à une parodie parfaite de la famille bourgeoise où chacun prend son rôle très au sérieux. Ce « détachement » du début permet d’avoir une bonne idée de ce qui se passe dans cette famille avant d’y pénétrer plus intimement. Il va de soi que plus le lecteur avance, plus il prend conscience du bourbier dans lequel Manon s’est fourrée et du danger qu’elle court à fréquenter une famille où les adultes sont « des malades mentaux ».

Dans « La belle famille », il y a le père Thierry Leprince. À lui seul, il regroupe toutes les qualités que je cherche chez un homme (à prendre au second degré). Il est misogyne, avare, odieux, bipolaire à ses heures perdues, détestable à tous niveaux ET frontiste. Capricieux, capable de bouder pendant des jours, de souffler le chaud et le froid sans arrêt, de dire tout et son contraire, d’avoir des exigences qui dépassent l’entendement, il m’a donné envie d’acheter une pelle. Égoïste, égocentré, il n’a pas besoin de grand-chose pour être heureux. « Tiens, l’autre jour, je me suis offert une paire de mocassins Weston à 700 euros, et ça m’a rendu heureux comme un gamin ! Comme quoi, je n’ai pas besoin de grand-chose. Une paire de chaussures et je suis bien. Je ne suis franchement pas difficile à combler, je ne comprends pas que Manon n’y soit pas arrivée, ça me dépasse complètement ; plus basique et simple que moi, elle ne trouvera pas. »

Dans « La belle famille », il y a aussi Elizabeth, mère de Thierry, reine mère en son royaume qui régit la famille de main de maître. Aucune bienveillance, aucune gentillesse, aucune compassion. La méchanceté faite femme ! Voilà par exemple ce qu’elle dit de sa belle-fille Agnès : « Avec Agnès, on a eu du pain sur la planche pour la mettre à niveau. Pas intellectuel, bien sûr, pour ça, c’était une lumière. Mais en revanche sur les traditions familiales et les codes sociaux, mon Dieu, j’ai bien cru qu’on ne s’en sortirait jamais ! Je me souviens que la première fois qu’elle est venue aux Grands Chênes, je lui avais fait une visite guidée de la grande galerie, et expliqué l’histoire de chacun de nos ancêtres en nous postant devant chaque portrait, et je revois encore ses yeux émerveillés quand elle a appris les faits d’armes de chacun. C’est sûr que de son côté, à part s’enorgueillir d’avoir le meilleur charcutier-traiteur de la région dans la famille, il ne devait pas y avoir grand-chose de marquant… » 

Se succèdent, les voix de Gabrielle fille de Thierry, Delphine sœur de Thierry, Anouk amie de Manon, Babeth mère de Manon, toutes englobées dans « La belle famille ». Chaque voix ajoute une pierre à l’édifice de cette relation toxique et amène à comprendre avec quelle habileté Thierry a su enfermer Manon dans un piège qui l’a étouffée petit à petit. Manon est une victime idéale, elle est profondément gentille, qui représente à elle seule la quintessence des mots, bienveillance et empathie. Elle a évidemment beaucoup de peine pour ces cinq enfants qui vivent avec un père qui ne semble ni les intéresser ni les comprendre. De par son comportement avec Manon, et ses idées, Thierry révèle peu à peu son vrai visage : celui d’un parfait psychopathe. Il a à la fois des réflexions qu’on pourrait qualifier d’enfantines : « Je suis en train de devenir père. Je ne sais pas où j’étais avant. Au bureau, j’imagine. », et des paroles de gros beauf, sans culture, sans intelligence, et sans aucune sensibilité. « La coïncidence est énorme, je te jure, Manon, dit-il en essuyant ses larmes. Quand j’y pense, c’est dingue.. Mes ancêtres ont fait fortune dans le commerce…Il a ri encore plus fort puis il a repris : “Dans le commerce d’esclaves noirs, au départ de Marseille ! Ils transportaient de la soie d’un côté et… des Noirs de l’autre… sur nos bateaux…!” Il en hoquetait de rire, et il a continué : “Si ça se trouve, mes aïeux ont transporté les tiens dans un bateau au fond d’une cale pour les vendre sur un marché ! T’es peut-être la descendante d’un de nos esclaves ! J’ai épousé la petite-fille d’un de nos esclaves !

Que d’empathie ressentie pour cette gamine de 20 ans, qui se retrouve à la tête d’une famille complète, avec tout ce que cela implique en matière de travail domestique avec les enfants, mais qui doit également jongler avec un homme profondément méchant, qui change d’avis comme de chemise, qui blesse volontairement, et a des idées toujours plus retorses pour faire souffrir son entourage ! Le lecteur assiste à la lente descente aux enfers d’une jeune fille qui était parée de toutes les bonnes intentions. La plume de Laure de Rivières est absolument délicieuse, tant elle s’immerge dans chaque personnage pour nous en délivrer l’essence pure. Elle dépeint avec beaucoup de justesse la sphère familiale centrée autour d’idées nauséabondes comme celles du Frontisme, mais aussi d’une pratique de la religion excessive, démesurée, et complètement intégriste. D’ailleurs, certaines réflexions de Gabrielle sur le sujet sont formulées de telle manière que le lecteur rit de bon cœur tant cela paraît surréaliste. 

Nombreux passage apparaissent d’ailleurs comme surréalistes. Et pourtant, « La belle famille » est tirée d’une histoire vraie dédiée à Manon que Laure de Rivières a rencontrée. Je peux aisément imaginer leur tête-à-tête. Les confidences de l’une, l’effarement de l’autre, et la nécessité de raconter. Ce roman est un premier roman, et il m’apparaît indispensable de le mentionner tant la plume est formidable de justesse, tant Laure de Rivières parvient à s’imprégner de chaque voix pour donner encore plus de consistance à son histoire. Le format du roman chorale est parfait pour glisser lentement d’une “plume blanche”, vers une écriture un peu plus noire, en laissant à chaque personnage le temps de prendre sa place, et aux lecteurs d’avoir une vision globale de la famille Leprince. L’exercice est parfaitement réussi, et le roman magistral. 

RENTRÉE LITTÉRAIRE DU MOIS D’AOÛT 2023, MES CHOIX PERSONNELS.

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2 réflexions sur “LA BELLE FAMILLE, Laure de Rivières – J’ai lu, paru le 14 juin 2023.

  1. Violaine dit :

    Merci pour cette belle chronique, j’avais oublié à quel point ce type était insupportable . Ça me donne envie de le relire …

  2. Aude Bouquine dit :

    Un bon coup de pelle dans sa tronche 😉

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