Aude Bouquine

Blog littéraire

Thelma de Caroline Bouffault - Fugue

« Thelma » est un roman initiatique porté par une jeune fille au prénom éponyme. Lycéenne, un mètre soixante-treize, quarante-trois kilos, elle combat chaque jour un obscur tyran intérieur : l’Entraîneur. « Un despote éclairé, un entraîneur dur, mais juste œuvre à son avenir. » Qui est cette voix qui régit insidieusement toute sa vie ? Quand est-elle apparue, et surtout pourquoi ? Quelle est la cause de ce grand chambardement intérieur ? Thierry, le père de Thelma  a d’abord fait des recherches. Lorsque tout cela a commencé, Thelma  avait 14 ans. Elle allait bien, était joyeuse, travaillait bien à l’école. Il cherche désespérément le truc qui a dérapé. Car, « Thierry ressent le besoin viscéral d’identifier une cause, d’entrevoir, une explication. » Comme beaucoup d’hommes, Thierry, pense qu’une fois le problème identifié, il n’y a plus qu’à mettre en place un plan d’attaque pour le solutionner. Pour Cécilia, la mère de Thelma, les choses sont très différentes. Elle vit le « problème » de Thelma  de manière émotionnelle, comme si elle était responsable de l’état de sa fille. L’agacement, l’exaspération et parfois la fureur font partie de son quotidien. Le comportement de sa fille l’horripile, le regard des autres la terrasse. Pendant ce temps, l’Entraîneur continue son travail de sape sur le mental de Thelma : travail de sape pour un regard extérieur, force et maîtrise pour Thelma. 

« Thelma elle-même a été la spectatrice complaisante d’un putsch de son cerveau. Un tiers s’est emparé des manettes. Par curiosité, pour voir, le peuple a ouvert les grilles. Une force insaisissable s’est mise à traquer tous ses faits et gestes. » Le problème de Thelma  est bien plus qu’un problème, c’est une maladie à l’échéance très variable. Selon les cas, certaines, puisqu’il s’agit principalement de filles, s’en sortent. D’autres y restent. Pour Thelma, l’épée de Damoclès qui flotte au-dessus de sa tête porte le chiffre 40. Pas en dessous de 40. Elle connaît la sentence si elle ne respecte pas cette barre fatidique : direction l’hôpital et les perfusions, un endroit où l’Entraîneur sera forcé de la mettre en veilleuse. En attendant, Thelma  joue avec le feu. Elle est dans le contrôle. Elle se sent bien. Elle sait calculer les entrées et sorties dans son corps et équilibrer la balance. Quelques bouchées contre des heures de sport…  Thelma court, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce que les endorphines, hormones du bonheur, calment les turpitudes de son cerveau. Pour le reste, la vie quotidienne et familiale, Thelma  donne le change. Elle est intelligente cette petite Thelma. Elle est capable de connaître par cœur le nombre de calories pour cent grammes de n’importe quel produit alimentaire. Elle évite les sanctions en buvant beaucoup d’eau avant chaque pesée, elle dévie le regard des autres en les gavant. 

Caroline Bouffault a choisi de nous parler d’une maladie, que l’on connaît tous, sans en parler vraiment. Elle a construit son roman de manière chronologique, décortiqué quelques mois, de février à juillet, durant lesquels nous sommes les témoins privilégiés d’instantanés de vie de cette famille. Ce que j’ai beaucoup aimé dans ce texte, c’est qu’il n’est pas manichéen. Il ne s’agit pas de montrer à quel point les troubles de Thelma sont désastreux parce qu’au final, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Thelma, elle, se sent bien. Elle aime la sensation de pouvoir contrôler son corps. Elle pense qu’elle est plus performante le ventre vide. Pour elle, le manque de nourriture et de sensation de faim n’est pas un inconvénient, bien au contraire. « Le manque n’est pas là où ils croient, elle ne manque pas de carburant, c’est le manque lui-même qui constitue le carburant. » Le sport fait partie intégrante de son hygiène de vie, et s’il peut apparaître comme un problème, au début du récit, il peut aussi devenir une solution. 

De plus dans « Thelma », l’écrivaine fait la part belle à toutes les opinions. Celle de Thelma, évidemment, mais aussi celle de ses parents, celle de sa meilleure amie, Violette, celle de sa petite sœur, puis celle de son professeur de sport. Finalement, cette histoire est très psychologique, et ce n’est pas étonnant, puisque la maladie dont souffre Thelma, vous l’aurez compris, est l’anorexie mentale. Il est intéressant de décortiquer les émotions de chacun, et Caroline Bouffault le fait extrêmement bien. Si je me suis reconnue dans les exaspérations de la mère, « Ce n’est quand même pas compliqué à comprendre, tu n’as aucune réserve, rien à brûler, ton corps a besoin d’énergie pour fonctionner normalement. », j’ai également ressenti de la compassion pour le père « Il fallait accepter l’idée qu’il n’y avait pas eu de graine plantée dans le cerveau de sa fille, à peine un terreau favorable. Thierry s’était mis à considérer l’anorexie comme un parasite qui pompe la sève de ses hôtes. » 

Je n’oublie pas Thelma, et même si je n’ai jamais expérimenté ce genre de maladie pour moi-même ou pour mes filles, j’ai compris certains de ses points de vue comme « Elle ne tolère pas l’état de somnolence digestive, cet engourdissement, cet affaiblissement général, dont elle ne s’extrait que grâce aux interventions autoritaires de l’Entraîneur, obligé de recourir à des antidotes extrêmes — des privations plus sévères, des exercices renforcés. » J’ai ressenti de la compassion pour cette jeune fille qui marche sans arrêt sur un fil, qui ne veut pas qu’on la mette dans du coton ni qu’on la surprotège. 

Comme souvent, dans ces cas-là, la solution vient de l’extérieur de la cellule familiale. De celui qui n’a pas d’attachement émotionnel, ne juge pas, se contente d’observer et d’agir en conséquence. Psychologiquement, Caroline Bouffault réussit à nous plonger à l’intérieur, de plusieurs cerveaux. Elle parvient aussi bien à décortiquer les choses de manière rationnelle, qu’émotionnelle. Et surtout, elle nous fait aimer tous ses personnages. On tremble avec eux, on se bat avec eux, on court avec eux. « Thelma » est une belle réussite, tant sur le fond que sur la forme. Le roman permet d’expliquer comment fonctionne la maladie, mais aussi de comprendre les réactions des membres de la famille face à cette maladie. Et tout cela, sans verser dans le pathos, mais avec beaucoup d’émotions. 

Lien vers les éditions Fugue

7 réflexions sur “THELMA, Caroline Bouffault – Fugue, paru le 6 janvier 2023.

  1. laplumedelulu dit :

    Cette putain d’anorexie mentale qui détruit tout sur son passage. J’espère que Thelma et toutes les autres s’en sortiront.
    Merci à toi pour la chronique Aude, toute en émotions 🙏❤️

  2. Aude Bouquine dit :

    Merci pour ta fidélité sans faille.
    Espérons que ce roman aide d’autres Thelma ♥️

  3. laplumedelulu dit :

    Pour ma fidélité, tu n’as pas à me remercier Aude. Un jour je te dirai pour ce fléau. C’est ppda ( je ne lui mets pas de majuscule, fallait pas qu’il fasse le prédateur avec le sexe faible) qui a levé le voile sur cette maladie avec sa fille. Il faut vraiment que les gens aillent au devant de cette maladie qu’on ne voit pas mais qui fait des ravages. Chez les hommes également. Prions pour les Thelma et autres. 🐞🍀

  4. Aude Bouquine dit :

    J’ai évidemment pensé à sa fille, mais dans les circonstances actuelles, je ne pouvais pas parler de lui… je pense que tu comprends pourquoi.

  5. laplumedelulu dit :

    Oui oui tout à fait. Je me dis que j’ai oublié la présomption d’innocence.

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