Aude Bouquine

Blog littéraire

À toutes les femmes devenues mères, par choix ou par égarement, aux parfaites qui gèrent de main de maître, aux imparfaites qui tâtonnent, laissent leurs grands principes au placard, négocient. À toutes les mères qui avouent sans ambages que la maternité les a transformées, qu’elles sont passées d’un état d’insouciance à un état de stress permanent, qu’elles courent après le temps, après le silence, après l’envie. À toutes les mères conscientes de leurs émotions ambivalentes, à celles qui admettent avoir un « préféré », à celles qui voient les défauts de leurs progénitures, à celles qui protègent un frère contre une sœur. À celles qui dérogent aux règles pour 5 minutes de paix, qui font du chantage, qui « achètent » leurs enfants pour se convaincre de vivre dans l’harmonie. À celles qui ont peur, de tout, tout le temps : d’une blessure, d’un coup de soleil, des grands espaces où tout est possible, d’un accident. À celles qui étouffent, à celles qui protègent, à celles qui font confiance à leur instinct, à celles qui se battent contre elles-mêmes en permanence. À celles qui se sont épanouies professionnellement, ont des métiers respectés, mais redeviennent des enfants craintifs une fois la porte de l’espace familial franchi. À celles qui acceptent d’être haïes, ignorées par leur belle-famille, à celles qui consentent au pique-nique annuel alors que ce n’est pas une sinécure. À celles qui souffrent en silence, jouent la comédie, mais crèvent de l’intérieur. 

« Les Bordes» est le lieu de la réunion familiale annuelle, de ces rendez-vous qui ne se ratent pas, ne se décalent pas, ne s’oublient pas, mais s’appréhendent durant toute l’année. Un week-end, deux petits jours, et pourtant, Brune compte les heures et raconte, plage horaire par plage horaire, l’enfer de ce moment où justement le temps semble s’écouler lentement. 

« Les Bordes» c’est aussi une famille, un nom de famille : celui de son mari. Une belle-famille pour laquelle Brune est transparente, inexistante, presque irréelle. Dans la maison familiale, elle n’a plus aucune identité, aucune influence, aucune autorité, aucune voix. Les choses lui échappent. « Aux Bordes, elle était forclose. Elle devait accepter, en silence, d’être rejetée. (…) Elle était une inexistence. Au mieux, un meuble, un animal empaillé auquel on s’adresse parfois. (…) Elle devait faire comme une étrangère que l’on tolère.»

« Les Bordes » est donc un roman d’introspection où Brune se raconte sans fard, sans timidité, avec honnêteté et audace. Elle livre tout. Ce roman est le récit intime de la maternité, du rôle de mère, des tiraillements, des doutes, des pressentiments, des peurs. J’ai aimé avec quelle franchise Aurélie Jeannin décortique les pensées les plus intimes d’une mère en livrant quelques vérités nues : mettre la lumière sur le jeu de manipulation d’un enfant, avouer une préférence dans la fratrie, admettre que la maternité l’a totalement engloutie, confesser qu’elle voudrait les voir disparaître pour 5 minutes de paix. Puis, elle place cette femme forte au métier exigeant, juge d’instruction, dans un contexte hostile, les Bordes, où les peurs les plus primaires reprennent le dessus, où elle ne maîtrise plus rien puisque «Le dehors, c’était une façon de déléguer l’éducation des enfants à la nature.». Le déroulement du récit explique pourquoi l’instinct de protection de la mère-louve reprend le dessus sur cette terre maudite et comment cette aversion de sa belle-famille envers elle annihile toute possibilité d’action, parce qu’en ces lieux, il ne faut pas faire de vagues. 

À travers « Les Bordes », Aurélie Jeannin aborde une thématique forte : peut-on réellement protéger ses enfants ? Même lorsqu’on est juge d’instruction ? Même quand les souvenirs d’enfance ont généré les plus dures des leçons ? «Elle ne pouvait pas les protéger de la vie, mais elle voulait, tant qu’elle était leur mère, vivante à leurs côtés, les sauver de la mort.»

Ce texte est un récit fort, intègre, sensible. La tension monte au rythme des plages horaires, des personnages qui le traversent, des souvenirs qui remontent à la surface, des comportements des enfants qui viennent amplifier les angoisses. Il me rappelle qu’il existe des personnes toxiques, des lieux maudits et confirme de toujours faire confiance à son instinct et à ses intuitions«(…) elle s’en voulait d’avoir oublié que la vie ne donne jamais de garantie.»

4 réflexions sur “LES BORDES, Aurélie Jeannin – Harper Collins, sortie le 13 janvier 2021.

  1. Yvan dit :

    La puissance et l’émotion qui émanent de tes mots dans le premier paragraphe collent des frissons…

  2. Sandrine V. dit :

    Je l’ai dévoré en quasi 24 h, époustouflée par la plume et les émotions. C’est un énorme coup de coeur pour moi

  3. Son premier roman était déjà très beau. Je vais lire celui-ci. Ton retour, je rejoins Yvan, est sublime et je pèse mes mots. 🙂

    1. Aude Bouquine dit :

      Merci beaucoup ❤️

Laisser un commentaire

%d blogueurs aiment cette page :
Aller à la barre d’outils