Aude Bouquine

BLOG LITTÉRAIRE

Ce roman est l’histoire d’une destruction massive : celle d’un père envers son fils. Une lente, mais irrémédiable démolition, depuis le plus jeune âge, par les coups et les humiliations verbales permanentes. Matthieu Fabas est atteint d’une maladie : la cryptorchidie, une anomalie de l’appareil génital masculin. Cela fait de lui moins qu’un homme, cela le résume à un être pas tout à fait achevé auquel il manquerait l’essentiel : des couilles. C’est du moins la façon dont son père le voit. Espérant remonter dans son estime, susciter un semblant d’admiration, Matthieu tue un homme. Il prendra quinze ans de prison et ne gagnera pas pour autant la moindre considération de son paternel. Son séjour en prison est l’occasion de développer une chose qui grouille en lui : un désir d’écriture. Il participe à des cours, livrés en ce sens par la prison, orchestrés par un écrivain qui canalise les émotions et donne des conseils avisés. Le récit s’articule autour des souvenirs de Matthieu, ses écrits, mais aussi des scènes d’interrogatoires. Gravitent autour de lui, trois enquêteurs : Cérisol, Nicodemo, et Grospierres dont nous suivons les vies privées, les vies professionnelles, les pensées, les doutes et les interrogations.

Ce roman me renvoie à des émotions particulières, ensevelies dans les replis de mon enfance, jetées au fond des oubliettes d’un puits sans fond et pourtant extrêmement vivaces malgré tous mes efforts pour les ignorer. Pour grandir, il faut tuer le père. Symboliquement, cela revient à admettre ses imperfections pour s’en éloigner, et s’autoriser à être un autre. Benoît Séverac prend, en quelque sorte le contre-pied : plutôt que de tuer le père, il démontre combien il est facile de tuer le fils. Il analyse cette relation en mettant en lumière, par le prisme du souvenir, les différentes étapes de constructions majeures de Matthieu en démontrant comment ce père a eu comme unique but de psychologiquement détruire sa descendance. L’image que Patrick Farbas voit dans son miroir chaque jour n’est pas la sienne, c’est celle de son fils et cela lui est insupportable.

La relation décrite est noire, à bien des égards, alimentée par des évènements qui marquent à jamais, des déceptions, des peurs pusillanimes d’une paternité honnie, une terreur filiale omniprésente : un gosse qui n’a pas pu se construire normalement contre un ogre raciste, homophobe, et brutal. En somme, une relation vouée à l’échec depuis ses prémices. Benoît Séverac parvient, par petites touches, grâce à quelques pierres blanches semées au long du récit, à faire entrer le lecteur à la fois dans la tête du père, mais aussi du fils. Tout se dénoue lentement, au fil de l’obscurité, et ce roman noir se fait plus psychologique. On pourrait craindre une pesanteur, une attraction irrémédiable vers le fond tant cette relation est anxiogène et toxique. Absence d’espoir, d’optimisme. Présence des ténèbres, ambiance opaque et funeste.

Et pourtant, cela n’a pas été mon ressenti. Trois enquêteurs, profondément humains hantent le récit : Cérisol, Nicodemo, et Grospierres. Ce sont eux qui apportent la lumière jaillissante par la narration authentique de leurs vies personnelles : cette profonde humanité, cette tendresse parfois malhabile, mais pure, cet ébruitement progressif de leurs vies apportent au roman une douceur que je n’avais pas anticipée. Ils contrebalancent surtout la froideur des relations de Matthieu et de son père en apportant ce dont j’avais besoin : une certaine idée de l’humanité.

Benoît Séverac interroge ses lecteurs sur la paternité, et la figure du père. Qu’est-ce qu’être père ? Il répond à vos interrogations en délivrant plusieurs clés. Pour cela, il pioche dans tous ses personnages. Vous verrez, la figure paternelle a bien des facettes et n’est pas toujours que le reflet des relations entre Matthieu et Patrick.

Au fil des pages, de l’enquête, des souvenirs, l’auteur livre de magnifiques passages sur l’écriture, le besoin d’écrire, les raisons d’écrire à travers Matthieu qui trouve dans l’écriture un moyen d’exorciser sa peine, de mettre ses tripes sur la table, de dévoiler aux autres et à lui-même les douleurs cachées de son âme. À travers le personnage de l’écrivain, il livre matière à réflexion. « Nourrissez votre imagination, nous enjoint-il. Ne croyez pas en l’inspiration. Elle est une fainéante passive alors que l’acte de création est volontaire et actif. » Le lecteur est témoin de la création d’un livre dans le livre, de la façon dont il est construit et des ingrédients indispensables dont il doit être doté. « L’empathie, c’est la condition sine qua non pour réussir ses personnages, et des personnages bien caractérisés, c’est la pierre angulaire d’une œuvre de fiction. »

« Tuer le fils » est un roman noir psychologique violent et tendre, sombre, mais lumineux, pessimiste, mais positif. Benoît Séverac est un observateur avisé des relations humaines familiales et porte un regard critique, mais réaliste sur notre rapport à l’autre. Son écriture vous emporte, l’humanité de ses personnages transcende son texte de la plus jolie manière qui soit : par le déclenchement d’émotions vives et l’attachement profond à ses personnages. Refermer ce roman revient à les quitter avec une certaine tristesse et beaucoup de nostalgie, car malgré la dureté de certaines pages, j’ai eu l’impression qu’ils faisaient un peu partie de ma famille. C’est un récit juste, affûté, précis et terriblement émouvant.

Ai-je aimé ce livre ? « Je ne réponds pas aux questions rhétoriques », Benoît. ❤️

Une réflexion sur “TUER LE FILS, Benoît Séverac – La manufacture des livres, sorti le 6 février 2020.

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