Aude Bouquine

Blog littéraire

Après les attentats de novembre 2015, Pierre et Déborah mesurent l’urgence de vivre. Cette prise de conscience que tout peut s’arrêter demain, leur fait prendre la décision précipitée de vivre ensemble. Tout va très vite : un appartement est trouvé, et les enfants de l’un et de l’autre, obligés de vivre ensemble une semaine sur deux. Qui, mieux qu’une famille recomposée peut comprendre l’expression vivre ensemble ? Car vivre ensemble, c’est « partager son territoire… »

Léo est le fils de Deborah. Salomon est celui de Pierre. L’un est une crème, l’autre un démon. L’un se plie à la situation, l’autre la combat de toutes ses forces. « J’veux pas vivre avec vous, tu comprends ?! Je vous déteste tous ! Je voudrais être mort pour vous avoir jamais connus. ». Le ton est donné. Déborah qui croit tous les possibles possibles, se jette à corps perdu dans cette nouvelle mission : apprivoiser ce petit garçon qui la déteste. Assez rapidement, elle sait que c’est peine perdue. « Tu sais, tout ce que tu fais, ça ne sert à rien. Tu ne seras jamais à mon goût et je te ferai toujours la guerre. » Salomon, 150 de QI, enfant différent, menace cette nouvelle famille par ses mots, mais aussi par arme blanche à la stupéfaction générale.

Emilie Frèche ose dire tout haut ce qu’on peut, quelquefois, penser tout bas : oui, il existe de sales gosses, mauvais comme la chienlit, qui n’existent que pour pourrir la vie des autres, et plomber de façon certaine une famille toute entière en y faisant planer une menace permanente. Par des portraits psychologiquement maîtrisés, elle démontre comment cette expression « vivre ensemble » est un non-sens et que cela atteint, de manière profonde et irréversible la nature même de sa propre individualité. Ainsi, quand la parole était libre dans un couple naissant et clandestin, celle-ci devient tabou et interdite dans le couple établi : on ne touche pas à l’enfant de l’autre, on ne peut rien dire de l’enfant de l’autre. La vie quotidienne devient donc tout le contraire de « vivre ensemble ». On vit avec, on vit contre, mais certainement pas « ensemble ».

Emilie Frèche part de la cellule familiale pour expliciter son propos sur la violence du vivre ensemble de manière plus générale. En effet, Pierre défend les migrants dans la jungle de Calais. Frappés par la même expérience de vie, les mêmes conditions qui les font fuir leurs pays d’origine, savent-ils vivre ensemble ? Pas plus que quatre membres d’une famille recomposée. Par le prisme de la famille recomposée, l’auteur met en lumière ceux qui doivent vivre ensemble sans s’être choisi. Elle décide d’accentuer la démonstration grâce à ces enfants. Par le jeu pernicieux de vouloir occuper tout l’espace en posant mille questions à la minute, piquer des crises terrifiantes pour des choses aussi futiles qu’une info donnée à la télévision ou une fin écrite dans un livre, être un ange devant son père et un démon avec sa belle-mère, elle prouve l’absurdité du concept de vivre ensemble. Salomon est doté d’une intelligence certaine, certes, mais aussi d’une belle propension au vice qui n’échappe pas à Déborah. « Ce n’est pas de complicité qu’il s’agit entre ces deux-là, c’est une prise d’otage. ». Les mots sont forts, parfois violents, mais la vie quotidienne est une guerre, comme celle à Calais, comme celle des attentas, parfois silencieuse, parfois explosive.

Alors ? Que devient le couple dans cette conquête de territoire ? Constat amer, terrible, le « vivre ensemble » est bien une annihilation de son être profond. Chacun y joue sa partition et ce qu’on voit de son conjoint n’a plus rien d’idéalisé. On passe de super héros à super zéro en un temps record. Déborah se tait, rumine tout, dit que tout s’est bien passé quand elle a vécu l’enfer. Pierre va sauver d’autres êtres humains, prend la fuite, fait semblant de ne pas voir. Mais bien évidemment, se taire devient de plus en plus difficile. Sous le joug quotidien de la pression subie, les mots sortent comme des grenades dégoupillées lancées à la face de l’autre, sans filtre.

« Vivre ensemble » c’est aussi vivre avec les ex, qui sont tout aussi présents que s’ils vivaient sous le même toit. Ainsi, la mère de Salomon dont le portrait est cruel, mais parfaitement réussi, ridicule, totalement hystérique est répertoriée sous MdS dans le téléphone de Pierre. (Mère de Salomon). Elle ne mérite même pas qu’on la nomme. Quelle place à l’ex dans le couple installé ? L’auteur nous en donne une version très réaliste : celui qui est le parent d’un enfant le reste pour toujours. Bref, réfléchissez bien  avec qui vous faites des gosses car quoiqu’il se passe par la suite, il sera toujours dans votre vie. Les joies de la famille recomposée font qu’on parle autant des enfants que des ex, comme si les uns n’allaient pas sans les autres, parce qu’on fond, ils ne vont pas l’un sans l’autre.

Je relève également le sens de l’humour d’Emilie Frèche qui m’a fait rire aux larmes dans certaines scènes. Les descriptions des crises piquées par Salomon et surtout leurs raisons premières sont d’anthologie ! Elle démontre parfaitement bien à quel point il est difficile de vivre avec l’autre, de le comprendre, de l’apprivoiser, de l’accepter. Ce qu’on ne mesure pas lorsqu’on se lance dans l’aventure de créer une famille recomposée, c’est que chacun peut appréhender l’éducation de manière très différence, et que cette différence crée un fossé qui finit par se creuser de manière abyssale. Ce fossé est précisément la source des tensions.

Vivre ensemble est une escroquerie verbale, une promesse d’un menteur à un naïf, un projet idéalisé totalement chimérique. Vivre ensemble c’est violent, c’est triste, c’est compliqué… C’est surtout une expression très à la mode, galvaudée, qui ne veut pas dire grand-chose et qui, souvent, véhicule un message mensonger. On vit avec, et pas ensemble : ça fait une énorme différence ! La démonstration faite par Emilie Frèche est à la hauteur de la montagne à gravir.

Une réflexion sur “VIVRE ENSEMBLE, Emilie Frèche – Stock, sortie le 22 août 2018

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