Aude Bouquine

« Les rancœurs et la terre » est le premier roman de Kimi Cunningham Grant. Il a été écrit avant « Le silence des repentis », mais publié après celui-ci aux éditions Buchet Chastel. Il pourrait se pitcher en quelques lignes. Deux espaces-temps, avant et après. Le destin d’une ferme, avant et après. L’amitié entre deux hommes avant et après. L’histoire personnelle et professionnelle d’un shérif avant et après. Et surtout, le temps avant une disparition et celui d’après. L’écrivaine met le focus sur cet événement, la disparition d’un homme, et elle narre les événements passés et les choses entreprises après pour le retrouver. Un scénario qui peut sembler extrêmement simple, mais il nécessite une véritable maîtrise du suspens, un soin particulier à installer l’atmosphère et l’art de parler des relations humaines. Dans « Les rancœurs et la terre », Kimi Cunningham Grant s’appuie sur un lieu, une ferme, où les souvenirs côtoient des réalités plus difficiles et sur des personnages forts humainement.

Trois personnages tiennent le roman : Red le shérif de la ville proche de la retraite, Chase et Transom Shultz. Chase a été élevé par ses grands-parents. Ses parents se sont tués dans un accident de voiture alors qu’il était très jeune. Il a toujours vécu dans cette ferme dont il a appris à prendre soin grâce aux conseils de son grand-père. Il est très attaché à cette terre qui le nourrit et lui apporte l’apaisement, la nostalgie et la paix malgré les efforts qu’il doit fournir pour la maintenir à flot. À la mort de son grand-père, son ami de toujours Transom réapparaît. Il avait quitté la petite ville de Fallen Mountains (titre original du roman) sans prévenir qui que ce soit. Il revient comme s’il n’était jamais parti. « Les rancœurs et la terre » explore les émotions d’un homme intrinsèquement uni à sa terre, dissèque les intentions d’un autre pour lequel celle-ci n’a aucune importance, et dévoile peu à peu les secrets intimes d’un troisième.

La ferme est un lieu emblématique chargé de photo-souvenir, de sensations, de ressentis confidentiels. C’est un lieu dont on a envie de franchir les frontières, de s’asseoir sous son porche pour écouter la nature qui bruisse et regarder le soleil se lever et se coucher. Kimi Cunningham Grant en fait un lieu de paix. Le problème des lieux de paix c’est qu’ils sont habités par les hommes. Car, au milieu de la nature, l’homme peut être enclin à un sabotage permanent. L’amitié qui unit Chase et Transom va permettre à ce dernier de profiter d’une occasion inespérée. Financièrement, la ferme rencontre des problèmes. Naturellement, Transom propose de la racheter en garantissant à Chase qu’elle sera toujours à lui, mais qu’il la fera fructifier. En amitié, les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Comme en amour, il y en a souvent l’un des deux qui aime plus que l’autre. Deux personnalités radicalement différentes, l’un aimant passionnément sa terre, l’autre aimant passionnément l’argent, les choses ne pouvaient pas bien se passer. « Les rancœurs et la terre » raconte plus qu’une divergence d’opinions, et décortique l’énorme fossé entre savoir-être et savoir-faire, promesses et trahisons, préservation et destruction. 

Au cœur de cette guerre silencieuse, car entre Chase et Transom il n’y a pas de cris, pas de dispute, pas de bagarre visible, se trouve le personnage de Red, shérif de la ville. « Vingt-deux années de service, et une seule erreur de jeunesse, un seul véritable regret, une affaire mal gérée, des années auparavant. » Au moment où il envisage de prendre sa retraite, Transom disparaît. C’est grâce à ou à cause de cette disparition que Kimi Cunningham Grant entreprend un récit à deux temporalités, entre avant et après. « Les rancœurs et la terre » met en lumière l’histoire de Fallen Mountains des années auparavant, lorsque les deux principaux protagonistes étaient encore des gosses et Red, un jeune shérif. Le sujet central est le devenir de cette terre après le retour de Transom et sa disparition. 

Que signifie être intimement connecté à sa terre ? C’est tout l’enjeu de ce roman. C’est ce sentiment d’appartenance ou au contraire de non-appartenance qui génère tant d’émotions. Au passé ou au présent, l’amour et la haine se côtoient, s’imbriquent puis séparent moralement deux êtres unis comme les doigts d’une main. La rédemption, le droit au pardon, le regret infini sont incarnés par un autre personnage. Les liens denses qui unissent chacun d’entre eux, les révélations de leurs vécus communs, les divergences d’opinions permettent de maintenir le lecteur en haleine. 

« Les rancœurs et la terre » est clairement un roman d’atmosphère, où la terre rassemble autant qu’elle sépare, source de tous les enjeux et de toutes les vanités. Kimi Cunningham Grant y croque des personnages d’une belle épaisseur en s’appuyant sur cette citation de Faulkner : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé. ». Un roman émouvant, tendre et sensible sur le temps qui passe, et les êtres qui changent portés par leurs vécus ou leurs vieux démons….

Ma chronique LE SILENCE DES REPENTIS, Kimi Cunningham Grant – Editions 10/18, parution le 20 avril 2023.

Lien vers le catalogue des éditions Buchet Chastel

Je vous laisse admirer la couverture de la version américaine.