« Le bonheur l’emportera » raconte la vie d’une famille ordinaire durant toute une année. Mois après mois, chacun narre un morceau de l’histoire, ses émotions, ses réflexions. Mois après mois, Amélie Antoine témoigne de traces laissées, renforce l’intrigue, laisse une empreinte dans le cœur de ses personnages, mais surtout dans le nôtre. Traits caractéristiques, cicatrices, morsures, lueurs, espoirs, paroles, Joachim le père, Sophie la mère et Maël le fils se livrent. Toujours dans le même ordre. Lui, elle et Maël. Le petit garçon est bien le narrateur de cette histoire, c’est autour de lui qu’elle tourne, il est toujours le dernier à prendre la parole, c’est le seul à dire « Je », et après tout, c’est le seul dont le lecteur se soucie vraiment. Ainsi, il est à la fois celui qui confie ses émotions, mais il est aussi celui qui crée le lien, entre lui et nous. Un abandon, un soulagement, une façon de vider son cœur et de nous faire confiance.
Ce pourrait être une histoire de famille banale.
Joachim, le père est un homme de convictions, « (…) il est activiste pour une association qui s’appelle Greenpeace, et (que) leur objectif est de sauver la planète. » Prendre des risques pour défendre ses opinions à la face du monde, c’est un manifestant dans l’âme qui combat toute forme d’injustice. Sa vie entière est basée sur la tolérance, la bienveillance, l’écoute, et le respect de l’autre. Il est une véritable source d’inspiration, un homme aux valeurs fortes, un mentor. « Tu es peut-être un peu jeune pour comprendre ça, mais parfois, quand on se bat pour une cause importante, pour quelque chose en quoi on croit très fort, il faut être prêt à désobéir aux règles, à les contourner ou à ne pas les respecter si elles ne sont pas respectables. » C’est lui le parent naturel du couple, celui qui ne se préoccupe que du bonheur de son enfant, attentif, aux aguets, soucieux du moindre changement dans l’équilibre familial. « Ce n’est pas parce qu’on a peur qu’on doit reculer, tu sais. La peur doit être un moteur pour avancer, jamais un frein… » Mais, Joachim cache un secret.
Sophie, la mère a des idées bien arrêtées, elle aime que les choses rentrent dans le moule qu’elle a elle-même façonné, elle émet des jugements à l’emporte-pièce sans se préoccuper du message qu’elle envoie. Constamment insatisfaite, toujours en colère contre quelqu’un ou quelque chose, elle est aussi exigeante envers elle-même qu’envers les autres. Le mur qu’elle a construit autour d’elle est infranchissable. « “Nous sommes des femmes fortes.”, et ce mantra, au fil des années, avait endurci Sophie et l’avait convaincue que son plus grand devoir dans la vie serait de ne jamais, absolument jamais, montrer la moindre fragilité. » Terrorisée par la peur de décevoir, elle se cache derrière une dureté implacable. Elle vit dans la peur : peur de décevoir, peur du jugement des autres, peur d’être une mauvaise mère, elle se sert de cette dureté, de cette sécheresse de cœur qu’elle a faite sienne pour faire cesser toute discussion. « De toute façon, c’est bien connu : pour les psys, tout est toujours de la faute de la mère, il n’y a pas à aller chercher plus loin. Un enfant est anorexique ? C’est la faute de sa mère. Il est dépressif, timide, hyperactif, harcelé par ses copains de classe, harceleur de ses copains de classe, agressif, bagarreur, trop gentil ? La faute de sa mère, encore et toujours. » Dans son sillage, il est impossible de respirer librement. Mais Sophie cache des douleurs qu’elle ne peut confier, des traumatismes dont elle n’est pas guérie. Cela la rend plus humaine et permet au lecteur de lui accorder un peu d’indulgence. Mais, Sophie cache un secret.
Maël, le fils essaie de passer sous le radar, voudrait avoir des dons d’invisibilité, vit dans la peur panique de décevoir ses parents et surtout sa mère dont il craint le jugement, il est en grande souffrance. Il fait rarement les choses pour lui, il les fait pour faire plaisir. « Je me sens à ma place nulle part, comme si j’étais une pièce d’un puzzle mélangée par mégarde à celles d’un autre. Et qu’on cherchait à tout prix à me faire rentrer dedans, alors que je n’appartiens pas à cette image-là. Le pire, c’est peut-être bien que je donnerais n’importe quoi pour me découper, me raboter pour être une pièce conforme, une pièce normale. Mais je n’ai aucune idée de comment m’y prendre. » Il voue à son père une admiration sans bornes, crée avec lui des rituels, peut exprimer ses émotions, réussit à s’épancher et même à être écouté. Ils se comprennent à demi-mot « Il est comme ça, mon père ; il est très fort pour dire des choses sans les dire. » Mais, Maël cache un secret.
Le roman s’ouvre sur le mois d’août, 2 semaines avant la rentrée scolaire et s’achèvera en août juste avant la rentrée suivante. Les mois s’égrènent et gagnent en intensité. Les émotions forcissent, les écarts se creusent, des décisions sont prises puis remises en question, les esprits s’échauffent. Certains murs sont de plus en plus hauts, d’autres se brisent sous le poids des prises de conscience. Un voyage salutaire aura lieu, une mue indispensable se mettra en marche « La métamorphose est flagrante, c’est comme si la lumière – la vie même ? – s’était insufflée en lui. », une colère sourde aux conséquences dramatiques éclatera « J’ignore si j’ai envie de mourir. Tout ce que je sais, c’est que je n’arrive plus à vivre. », une capsule temporelle sera déterrée et enrichie, un drame épouvantable explosera.
Comme dans chaque roman d’Amélie Antoine, les tragédies qu’elle déroule ne peuvent se raconter. Il faut les vivre. Ses livres sont impossibles à pitcher, sous peine d’en dire trop et de gâcher l’effet de surprise qu’elle s’emploie si bien à construire. Je me suis attachée à dresser du mieux possible le portrait des trois protagonistes en omettant volontairement la thématique centrale qu’elle aborde. Ce que je peux vous dire c’est que « Le bonheur l’emportera » traite de l’être et du paraître. Il explore également la façon dont se tissent les liens par des rituels familiaux qu’on se crée en fonction des individualités qui composent le cercle familial. Si le roman est parfois sombre, toute la lumière naît de Maël dont les paroles et les ressentis sont conformes à celles d’un petit garçon de son âge en quête de soi. Amélie Antoine décrypte les émotions au cœur de notre société standardisée où il ne fait pas bon sortir des cases : les standards sont des étendards. Être trop ou pas assez génère ce sentiment de culpabilisation intrinsèque qui dicte le poids de nos actions. Elle cite d’ailleurs Saphia Wesphael fort à propos, citation que je trouve si juste : « Les règles qui nous éteignent sont déguisées en choix qui nous étreignent. »
« Le bonheur l’emportera » est un chemin de vie, une quête, la recherche d’un idéal, une appétence légitime pour satisfaire ce besoin fondamental d’être soi. C’est l’histoire d’une existence qu’il faut s’approprier : « Il faut aussi avoir la sagesse de prendre les bonnes décisions. La sagesse de se battre, et la sagesse de renoncer, parfois. »
Un roman fort en émotions, sensible, délicat, douloureux et tendre, empathique et implacable, mais profondément humain. Amélie aime les gens, cela se sent à chaque phrase. Fine observatrice, elle raffole des bouleversements, des émotions fortes, des vies secouées et des personnages en devenir. Elle écrit avec ses tripes et chacun peut se reconnaître dans ses personnages. Sa plume est un brasier qui emporte tout sur son passage. Elle est à la fois la main qui frappe et celle qui vous caresse. Elle nous étourdit, nous ébranle, nous enfièvre. Cela fait longtemps qu’elle est entrée dans la cour des grandes, mais chaque roman ne fait que confirmer ce talent pour les mots.
Je remercie les éditions XO de leur confiance.
LE JOUR OÙ, Amélie Antoine – XO éditions, sortie le 3 septembre 2020.
RAISONS OBSCURES, Amélie Antoine – XO, sortie le 7 mars 2019
SANS ELLE/AVEC ELLE, Amélie Antoine/Solène Bakowski – Michel Lafon
QUAND ON N’A QUE L’HUMOUR / LES SILENCES, Amélie Antoine – Michel Lafon